La vérité sous le masque
Par
Clara Ortiz Marier
Comment faire le portrait d’un homme ayant de son propre gré décidé de disparaître? Comment rendre hommage à un homme qui, de son vivant, s’effaçait déjà du paysage? Voilà le défi que s’est donné le réalisateur Mike Hoolboom qui, à la suite du suicide en avril 2007 de son monteur Mark Karbusicky, a décidé d’en faire le sujet d’un film. Une manière inhabituelle de faire son deuil, en réponse au départ inhabituel et brutal d’un ami. Chaque individu ayant sa propre manière de réagir face à la mort d’un proche, Hoolboom a eu recours à ce qu’il connaissait le mieux pour traverser cette épreuve difficile. Sans être un documentaire à proprement parler, Mark est un hommage riche et complexe, fruit d’un deuil vécu par l’entremise de la vidéo. Plus connu pour son travail en tant que réalisateur expérimental dans les années 80-90, Hoolboom cherche à démontrer, dès ses premières œuvres, « […] le mécanisme de la signification : comment fonctionnent le langage et le récit, comment la présence physique détermine la perception, comment le film lui-même communique des idées. » Avec ce tout dernier film qui se revendique à la fois du documentaire et du film expérimental, Hoolboom relance ces mêmes problématiques. Si la présence physique détermine la perception, comment présenter un homme dont la matérialité n’est plus? Voilà certes le défi du portrait vidéographique. Mais dans ce cas précis, Hoolboom ne pouvait faire autrement que d’aller au-delà du simple regard documentariste, son implication affective le forçant à porter son regard derrière ce qu’il désigne lui-même comme le mask of happiness de Mark Karbusicky.
Ce masque du bonheur, la façade que Mark avait réussi à ériger au fil des années, c’est ce que Hoolboom tente de percer. Il en fait d’ailleurs état dès les premières minutes de son film, qui s’ouvre sur un gros plan du visage de Mark, sérieux et pensif; un homme au visage fermé qui s’illumine soudain d’un sourire et revêt son mask of happiness devant la caméra. Par une narration à la fois sensible et poétique, Hoolboom nous invite à prendre conscience de cette double nature et nous met dans l’étrange position du spectateur qui d’une part fait connaissance avec ce parfait inconnu et d’une autre doit tenter de voir au-delà de cette palissade qui était restée infranchissable même pour certains des plus proches amis de Mark. Dans la narration/réflexion qui accompagne le film, Hoolboom soulève une question qui sert de trame de fond à l’ensemble du film. Comment fournir l’image d’un arrière-plan? Empruntant au langage cinématographique, le réalisateur se réfère à son sujet : Mark, ami fidèle, humble collègue, âme sensible et artiste engagé, mais étant toujours resté volontairement à l’arrière-plan, tel un visage hors foyer. Le film de Hoolboom nous apparaît donc comme une tentative de lever le masque, de ramener cet homme au premier plan.
Suite au décès de Mark, Mirha-Soleil Ross, sa compagne endeuillée, invite proches et amis à venir dormir chez elle, pour tenter de contrer l’insupportable absence de Mark, doublée de l’insidieuse présence de sa mort. Hoolboom répond à l’appel et s’installe dans le salon de cet appartement où son ami et collègue de longue date a commis l’irréparable. Armé de sa caméra, il capte diverses images et filme Mirha-Soleil dans cette vie qui continue, malgré la perte et la souffrance. L’idée du film prend racine et Hoolboom se met en devoir de rencontrer diverses personnes qui étaient proches de Mark. C’est avec un respect et une sensibilité marqués que le réalisateur filme les témoignages de ces gens, dans leurs réactions suite à la mort de leur ami et leurs réflexions sur la personne qu’il était. Ayant comme objectif de filmer ces rencontres dans l’année suivant le décès de Mark, Hoolboom utilise les entretiens comme point de départ, en les appuyant de sa propre réflexion et en les mariant à diverses images et autres représentations liées à Mark. Chaque participant expose sa vision, sa perception de Mark, chacun de ces témoins intervenant dans un collage surréaliste d’images d’archives, d’enregistrements vidéos (tirés de la collection personnelle de Mark), de films de fiction, de photographies, et autres documents divers.
En associant et superposant ces images aux origines diverses, Hoolboom crée de nouvelles connexions pour communiquer idées et sensations, avec l’optique de faire un portrait à l’image de son sujet. Mark est dévoilé par fragments, sa complexité représentée dans un mélange dense et hétérogène. Car dès le début du film, le spectateur doit s’habituer au champ visuel très chargé, les images se superposant et formant un ensemble plus ou moins cohérent. À l’instar d’un esprit confus et troublé par la perte de l’être cher, le film s’ouvre sur ce brouhaha d’images, et part de cette situation complexe pour ensuite la décortiquer, en saisir ses nuances et ses détails, et finalement s’en remettre à l’émotion pure devant les faits. Notre vision de Mark, qui il était et comment il était perçu par ses proches, devient plurielle et kaléidoscopique, chaque aspect de sa personne se présentant comme autant de facettes à découvrir. Les passages portant sur l’identité sexuelle, la discrimination, le racisme ou la cruauté envers les animaux se trouvent donc justifiés et nécessaires, Hoolboom cherchant ainsi à évoquer tout ce que Mark représentait et tout ce en quoi il croyait. Certes, Mark reste un document étourdissant et inclassable, qui surprend et déstabilise. En tant que spectateur/voyeur, il serait facile de sombrer dans un certain inconfort en regardant ce film hautement personnel et intimiste. Mais Hoolboom ne se limite pas à simplement filmer la douleur et la perte. Au contraire, le réalisateur avec son bagage indéniable de vidéaste expérimental vient enrichir le portrait qu’il fait de son ami. Il parvient ainsi à aller au-delà du simple portrait/documentaire et réussit à catalyser l’émotion suscitée par la mort de cet homme qui portait manifestement quelque chose de trop lourd en lui, cet homme dont les paroles prennent tout leur sens une fois le film visionné : The truth was the thing I invented so I could live.
Critique publiée le 9 octobre 2009.