Les Robins des premiers temps, le Robin de Douglas Fairbanks, d’Errol Flynn, du renard (celui de Disney, vous vous en doutez bien), de Sean Connery, de Kevin Costner, et bientôt de Russell Crowe… Il y a dans l’histoire de Robin de Loxley, du shérif de Nottingham, du roi Richard parti en Croisades et de la belle Marianne quelque chose qui ne vieillit pas. Il est pourtant difficile de retracer l’origine du mythe. Dans les environs du quatorzième siècle, on en retrouve la première trace et, ensuite, il se sédimente et épaissit jusqu’à aujourd’hui où, rarement ramené d’entre le livre de contes pour enfants, son propos semble, comme il l’a toujours été, intemporel ; il faudra éternellement prendre l’argent des riches et le donner aux pauvres. Petite morale de comptoir, chaque adaptation cinématographique s’est chargée de mettre de l’avant certains compagnons, certains épisodes plus marquants au plaisir du public cible de son temps. Car il ne peut pas y avoir « trop » de Robin Hood, tout comme il ne pourrait y en avoir qu’un seul, à une seule et même facette. À la manière de ses origines orales et littéraires, l’histoire grandit d’elle-même, n’appartient à aucun auteur, sinon aux gens qui ont fait vivre la légende par leur croyance en celle-ci (le générique du film de Curtiz annonce tout de même « Basé sur la vraie histoire de Robin des Bois »). Oui, de tous les temps du cinéma américain, des artistes et des nababs se sont dits que le pauvre public mériterait son Robin et plus que tous les autres, celui de Curtiz et Flynn est tout à l’inverse de sa morale. Une oeuvre riche, d’un gras sidérant et d’un arrière-goût sucré qui nous hante longtemps le palais. Bien sûr, tout est question ici de « Il était une fois dans la forêt de Sherwood… ». Mais attendons, nous avons encore bien d’autres flèches à tirer avant de fendre la première.
Reprenons notre élan d’un autre angle, avec un autre dentier pour une différente croquée. Kundera écrivait dans L’insoutenable légèreté de l’être que « le kitsch, c’est la station de correspondance entre l’être et l’oubli », et il n'y a pas plus kitsch que The Adventures of Robin Hood. Tourné dans un Technicolor à s’en crever les yeux, il est choyé par des costumes hauts en couleurs, mais sans queue ni tête. N’étant mis en valeur d’une scène à l’autre que pour soulever les vertus de la palette bien pastel de la Warner un an avant son tout aussi convainquant coloriage de The Wizard of Oz, Curtiz vient reprendre le projet chez eux après le congédiement de William Keighley, renvoyé pour ses séquences d’action trop lentes. Notre Hongrois, déjà réputé pour son efficacité et sa main de fer, domine le tournage, dresse de nouveau Flynn contre son gré (les deux, apparemment, y sont allés jusqu’aux attaques physiques) et le mène vers l’une de ses performances les plus mémorables tout en dirigeant le film le plus cher payé de l’histoire du studio (deux millions de dollars). Plus substantiellement (du moins pour le spectateur d’aujourd’hui), The Adventures of Robin Hood, bien qu’il date de 1938, se vante comme le Robin des Bois définitif, celui faisant marque pour la mémoire. Il demeure cependant le moins « réaliste », le moins féroce du lot qui lui succèdera. Dans cette représentation féérique formée à l’aide d’un univers de cartons ressort une image du mythe plus forte que le mythe lui-même. Trop simplet, Robin des Bois survit par son cliché. Inversement, tenter de retrouver ses origines en revient à fouiner dans la genèse d’une histoire historicisée, gonflée par les propres fables qu’elle a agglutinées, à la manière de Rabelais, toujours dévergondée à empiffrer son Gargantua des plus grands exploits. Le tout à l’aide d’une simple plume ou d’une caméra. La représentation, son kitsch, sa valeur de mémoire chez le cinéphile est son diapason entre sa véracité (émotionnelle, morale, légendaire) et l’oubli qu’en fait jour après jour un imaginaire culturel composé de tous ces gens qui ont, en fait, vu le film sans jamais l’avoir vu.
Ce que nous savons déjà : Robin, sire hors-la-loi, dirige une troupe du village qui vole aux riches pour redonner aux pauvres, puis tombe amoureux de la dame Marianne (Olivia de Havilland, belle et allant comme un gant au personnage). Ce qui se confirme : il fuit les fantassins du shérif et de Guy de Guisbourne (Basil Rathbone, fidèle adversaire de Flynn depuis Captain Blood) et tente de détrôner le prince Jean (Claude Rains, collaborateur habitué de Curtiz, toujours démarqué par un cynisme confortable) qui a usurpé le trône de son frère Richard Coeur-de-Lion. Ici, à l’image d’autres versions, Robin est un Saxon pure laine se rebellant contre les Normands et une royauté viciée. À l’instar de Captain Blood, l’idée d’une récréation (au sens le plus amusant) ayant pour thème l’indépendance des États-Unis devient la vague suggestion socialiste qu’est celle de mettre à niveau le peuple et sa bourgeoisie. Elle demeure fondamentale à l’égalité des êtres humains et la prise de territoire d’une nation opprimée par le Sang bleu britannique. Mais contrairement à son film cousin de 1935, trop d’implications manquent et l’exercice dont le potentiel aurait pu atteindre celui de la réflexion législative sur la valeur de la noblesse, de l’argent et de la pyramide sociale se transforme tout bêtement en un divertissement populaire de haute qualité technique, mais souffrant de carences en vitamines discursives.
Avec un scénario faible, des aspirations on ne peut plus primaires, Michael Curtiz fait pourtant de son mieux. Une utilisation intuitive des accélérés et une remarquable gestion d’un nombre faramineux de figurants fournissent à The Adventures of Robin Hood son lot de trouvailles visuelles valant à elles seules le grand détour qu’est celui de remonter jusqu’à lui. Cette envolée de petits soldats verts à travers les bois, la trame sonore inoubliable d’Erich Wolfgang Korngold, les galipettes de Flynn et son rire à la fois candide et complètement surexcité sont hilarants d’abord, ensuite des ressources culturelles nécessaires pour former ce que l’on pourrait nommer (avec l’intérêt très relatif, j’en conviens, qu’il représente pour tous) la mémoire cinéphile. En d’autres mots, le film est un classique, mais un classique où il est particulièrement facile de repérer le fonctionnement interne du spectateur moderne face à la nostalgie (d’un passé le plus souvent antérieur à sa propre naissance) et à la force picturale de récits fonctionnant sur deux registres de réception : leur qualité, puis leurs couches archéologiques.
Errol Flynn est une vedette, mais il représente, comme Robin des Bois, une célèbre icône contre laquelle se confronter signifie approfondir sa compréhension de la culture populaire, allant des sérials d’aventures à la bande dessinée de super héros en tous genres qui doit, en plus de la fiction pulpeuse, énormément à ces classiques de capes et d’épées. Cette culture bâtie étage par étage, il lui faut bien des fossiles. Dans ce cas-là, le film de Curtiz en est un des plus beaux. Ainsi, le kitsch remplit sa fonction, il rend accessible le plus éthéré et intangible des mythes par sa représentation carnavalesque demeurant, hors de tout doute, la plus aisément mémorisée. Dans l’absolu, il remplace les autres mémoires dévouées au héros en collant vert, s’accapare à lui seul la perception qu’il nous en reste et grave au marteau et au burin la ligne directrice d’un genre défini, puis articulé ensuite par son propre public. Mais ce n’est pas une qualité, c’est simplement une responsabilité du spectateur : voler à l’Histoire du cinéma pour se remplir les poches, lui, cinéphile collectionneur de mémoires.