L'oeuvre de David Cronenberg s'est systématiquement penchée sur les questions du double et de la violence avec ce qui fût d'abord un enthousiasme juvénile contagieux, puis une remarquable intégrité intellectuelle. Dans The Brood (1979), l'agressivité latente d'une femme prenait vie sous la forme de créatures malfaisantes - extériorisation de ses désirs refoulés et pulsions meurtrières inavouables. C'est le caractère fantastique souvent grotesque de son univers qui aura, dans un premier temps, valu à Cronenberg le statut de réalisateur culte, opérant à la croisée nébuleuse entre le cinéma d'auteur et le film de genre. A History of Violence (2005), en ce sens, n'était pas une réévaluation totale de cette entreprise intellectuelle : ses thèmes fétiches s'y retrouvaient une fois de plus explorés avec brio dans le cadre d'une remise en question formelle percutante qui ne fit toutefois pas l'unanimité. Délaissant cette esthétique de l'excès qui avait atteint des sommets avec Naked Lunch (1991), Cronenberg y repensait surtout son rapport à la mise en image de la violence ; sa nouvelle entreprise esthétique fragmentait les actions violentes, les isolant en éclats subits d'intensité un peu à la manière d'un Takeshi Kitano.
Avec Eastern Promises, Cronenberg affine sa maîtrise de ce langage nouveau et propose un film d'une extrême précision, très cérébral dans son rapport à la représentation. Si le nouveau Cronenberg est en apparence plus accessible, voire « populaire », ce n'est jamais aux dépens de l'intelligence du propos ou de la mise en scène ; il s'inscrit simplement dans un cadre dramatique plus conventionnel, délaissant les envolées métaphysiques au profit d'enjeux moraux plus classiques. Scénario très mécanique, au sens où il applique les techniques narratives traditionnelles avec une rigueur monastique, Eastern Promises n'en demeure pas moins d'une efficacité redoutable. C'est que le style presque scientifique de Cronenberg épouse la construction clinique de l'histoire, au point où certains diront que sa caméra s'efface au profit de l'écriture minutieuse de Steven Knight. Ce serait toutefois nier l'incroyable dextérité avec laquelle le réalisateur navigue en terrain miné, évitant tant le pathos larmoyant que l'exhibitionnisme vulgaire auxquels aurait pu se prêter le sujet de la prostitution. En s'en distanciant subtilement, Cronenberg pose un regard à la fois lucide et sensible sur celui-ci.
La force première d'Eastern Promises est donc d'insinuer derrière l'anecdote prenante du thriller une tragédie plus profonde, celle du commerce sexuel, qu'il décortique avec une application admirable. Ce propos, qui n'est jamais autre chose qu'une mince ligne tracée en filigrane, soutenant le récit sans le supplanter, renvoie à une autre problématique clé de l'oeuvre de Cronenberg : le rapport malsain qu'entretient l'homme avec sa propre sexualité. Médiatisée dans Videodrome (1983), perverse dans Crash (1996), elle devient industrie dans Eastern Promises, mais demeure d'un film à l'autre une forme d'esclavage - une représentation des relations de domination et de dépendance qui traversent la réflexion du réalisateur sur le monde et ses rouages. Toujours, le sexe et la violence s'y entremêlent pour devenir deux faces imbriquées l'une dans l'autre du même rapport de pouvoir entre les humains ; mais c'est la violence qui demeure plus emblématique des deux plus récents opus de Cronenberg.
À cet égard, il est possible de percevoir Eastern Promises comme l'envers de A History of Violence - une rotation sur l'axe qui renvoie au principe du double incarné par la figure de Viggo Mortensen : la violence s'y impose comme rite de passage, comme phénomène culturel, toujours dans un cadre « familial » au sens propre ou figuré. Mais, si elle détruisait les liens dans la petite communauté idyllique de A History of Violence, elle assure au contraire la cohésion dans l'univers du crime organisé mis en scène ici. Elle était enfouie au plus profond de soi dans le premier ; la voici exhibée, portée sur la peau comme une marque d'honneur. C'est presque comme si ces deux films étaient les pôles positif/négatif du même concept, unis par ce choix moral et esthétique que fait Cronenberg de montrer sans complaisance des actes que d'autres cinéastes se seraient contentés d'évoquer. En ce sens, la fameuse scène du bain turc demeure le véritable morceau de bravoure d'Eastern Promises : une « mise à nu » crue et provocante, littéralement douloureuse, des implications physiques de la violence qui remet en question sa classique connotation virile.
Certes, il est impossible de ne pas souligner la remarquable prestation de Viggo Mortensen, parfaitement naturalisé en gangster russe au sang froid impeccable, la fragile naïveté de Naomi Watts ou encore l'impressionnante retenue d'Armin Mueller-Stahl. Même Vincent Cassel, dont le personnage verse parfois dans la facilité, s'avère convaincant en fils fragile et ivrogne. Mais c'est au maître Cronenberg que revient tout le mérite de cette réussite. Le cinéaste canadien confirme avec Eastern Promises qu'il peut laisser sa marque personnelle sur une entreprise en apparence plus commerciale, demeurer auteur tout en s'intégrant à un système avec lequel sa relation est au mieux précaire. C'est un pari risqué qu'il avait déjà su relever dans les années 80, avec The Dead Zone (1983) et The Fly (1986). Accuser Cronenberg de s'être trahi parce qu'il n'opère plus dans le registre du fantastique serait une négation de son projet intellectuel remarquable, qui trouve ici le moyen de s'ouvrir à de nouveaux publics sans se compromettre.