DOSSIER : Le retour du glamour
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Elephant Man, The (1980)
David Lynch

Une leçon d’humanité

Par Claire Valade

 « Never, oh! never nothing will die;
The stream flows,
The wind blows,
The cloud fleets,
The heart beats.
Nothing will die.
Nothing will die;
All things will change»

— Lord Alfred Tennyson

 

Je n’avais pas revu The Elephant Man depuis des décennies — peut-être même depuis sa sortie originale. En apprenant le décès de David Lynch en janvier 2025, la première image qui m’est revenue à l’esprit est celle, saisissante, de John Merrick, l’homme éléphant du titre, acculé dans un coin de gare londonienne, dans cette scène déchirante où il hurle son humanité à la foule en furie qui le harcèle. Et l’interprétation de John Hurt dans ce rôle impossible, d’une justesse et d’une puissance renversantes malgré les kilos de maquillage et de prothèses qui le couvrent des pieds à la tête, est capitale dans la vivacité de ce souvenir. Rarement scène aura exprimé toute l’étendue de la nature humaine avec autant de force et d’intensité, comme une retentissante claque au visage qui réveille d’une léthargie trop longue.

Je tenais à visionner le film de nouveau pour cet article, ce qui s’est avéré très compliqué puisqu’il n’existe actuellement aucune édition courante disponible sur DVD ou sur Blu-ray, ni même à la location en ligne sur les sites commerciaux habituels. J’ai fini par en dénicher une version sur un site plus obscur qui m’a offert un visionnement dans des conditions moins qu’optimales, avec la bande sonore qui se désynchronisait sans arrêt. Et pourtant, malgré tous ces désavantages, j’ai retrouvé le film qui m’avait tant impressionnée dans ma jeunesse. Plus encore, j’ai constaté que le film n’avait carrément pas pris une seule ride malgré ses 45 ans bien sonnés. Le style de Lynch, qui entremêle récit classique et plongées poétiques dans les méandres de l’imaginaire, sa retenue dans l’interprétation des personnages et dans l’exposition du sujet, donnent au film une patine intemporelle qui frappe, aujourd’hui encore, de façon aussi époustouflante.

Oui, le film a un côté un peu « théâtre filmé », que certaines personnes avaient souligné à sa sortie en raison de ses décors relativement exigus, son éclairage plutôt frontal et à plat dans les scènes intérieures, puis sa structure dramaturgique en trois actes, très traditionnelle. D’autres composantes contribuent aussi à cette allure classique, comme sa construction passablement linéaire, ses personnages clairement définis, son découpage qui passe des plans généraux aux plans rapprochés aux gros plans, ses mouvements qui enchaînent sans heurt caméra fixe et panoramiques ou travellings, son montage quasi invisible dans 90 % du récit. Mais au-delà de tout ça, il est évident que The Elephant Man était, et demeure, une œuvre beaucoup plus complexe que cette lecture en surface pourrait le faire croire.

La subtilité et les nuances de la mise en scène et de la mise en images proposent au contraire un traité d’écriture filmique qui utilise les contrastes entre l’univers brutal de la rue et le monde raffiné de la haute société pour illustrer à la fois tout ce qui les oppose et tout ce qui les rapproche. À la photographie très claire et très uniforme des intérieurs s’opposent des extérieurs, le plus souvent nocturnes, extrêmement contrastés, remplis d’ombres et d’éclats lumineux. Si l’exigüité de la majorité des pièces (l’hôpital, les chambres de Merrick, le salon du docteur Treves) se reflète aussi dans la plupart des décors extérieurs, ces derniers sont plutôt souvent montrés dans des travellings qui nous entraînent dans des dédales impossibles à reproduire sur une scène d’amphithéâtre, ni par les décors ni par les mouvements de caméra (comme le début du film dans la foire et la fin, dans la gare, avec ses escaliers, ses détours, ses corridors et ses culs-de-sac), contrairement aux scènes intérieures qui sont généralement filmées en plans fixes ou en panoramiques très légers pivotant sur le même axe.

Ces contrastes et ces oppositions se retrouvent aussi dans l’enchaînement des scènes et dans les scènes elles-mêmes. La première nous entraîne chez les forains, à la suite du très respectable docteur Treves (Anthony Hopkins), qui cherche le clou du spectacle, un supposé « homme éléphant » nommé John Merrick. Exhibé par son gardien, Bytes, au milieu de cette cacophonie, Merrick voit son attraction fermée par les policiers accourus à la demande de certaines âmes bien-pensantes qui jugent son aspect monstrueux trop extrême même pour un freak show. L’écran est bondé de gens curieux et de bruits perturbants, la musique carnavalesque porte l’action, l’ambiance est étourdissante, la vulgarité est au rendez-vous. Les plans qui s’enchaînent ensuite nous baladent dans les rues des quartiers populaires, avec les ouvriers et leurs machines bruyantes, sales, travaillant dans la vapeur, la fumée et la pénombre. Puis, à l’hôpital avec Treves, l’environnement est plus propre, plus solide, les murs droits des pièces à la peinture bien lisse tranchent avec les parois en planches ou en toiles de la foire. Mais, pour un auditoire du XXe ou du XXIe siècle, cela n’empêche pas la barbarie d’être présente dans ce bel hôpital bien rangé, comme le montre la scène de l’opération « à chaud » d’un homme blessé dans un accident de machinerie industrielle, sans aucune anesthésie générale, aucun masque, aucun gant.

Pire encore, la brutalité s’affiche par-dessus tout dans la scène du théâtre anatomique, où Treves présente Merrick et ses nombreux problèmes médicaux à ses collègues du Collège des médecins. Le bon docteur a beau être bien intentionné, tout comme ses visées légitimes et bienveillantes qui le poussent à vouloir comprendre et possiblement traiter la maladie de Merrick, le parallèle avec l’exhibition de la bête de foire est trop frappant pour avoir été laissé au hasard par Lynch. Même caché par un rideau, Merrick nous apparaît comme une curiosité qu’on offre en spectacle, sa silhouette grossièrement déformée et celles des assistants de Treves pointant diverses parties de son corps l’objectifiant tout autant que le traitement que lui réservait Bytes au carnaval. Tout le reste du film est construit sur cet équilibre précaire entre l’exposition de la « bête » et la révélation de l’homme, des horribles visites nocturnes organisées par le gardien de sécurité aux échanges respectueux et empathiques avec Carr Gomm, le très sérieux directeur de l’hôpital, et la merveilleuse Mrs Kendal, l’actrice célèbre qui se lie d’amitié avec Merrick.



[Brooksfilms]
 

À travers tout cela, ce qui impressionne encore plus dans The Elephant Man est que Lynch n’a rien perdu de ce qui rendait Eraserhead (1977) aussi unique : le noir et blanc, la bande sonore saturée de bruits étranges et inquiétants, cet attrait pour le chaos et le calme, l’horreur et la sérénité qui s’entrechoquent, cette fascination pour le rêve et les chemins de l’entremonde, avec ces fabuleuses séquences oniriques qui ponctuent les moments clés du récit. Nous plaçant d’emblée dans cet état étrangement surréel qui plane sur l’ensemble, le film s’ouvre sur les yeux et le visage en très gros plan d’une femme (la mère, réelle ou imaginée, de Merrick), puis un défilé d’éléphants apparaît en surimpression. Les images au ralenti sont distorsionnées, la bande sonore est peuplée de barrissements et d’une musique qui n’en est pas une, sourde et abstraite, électronique. Le tout se conclut même dans la fumée et les hurlements d’un bébé.

Par-dessus tout, au-delà de la singularité fantasmagorique si chère au réalisateur, on retrouve aussi toute la profonde humanité de Lynch partout dans le film. Pour dégager celle-ci de l’ensemble, le cinéaste brosse un portrait kaléidoscopique de la condition humaine, qu’il nous présente dans toute sa laideur comme dans toute sa splendeur. À la fin, en libérant Merrick de sa prison foraine après que Bytes l’ait enlevé, ce sont les freaks — les monstres — qui font preuve d’une humanité plus grande que les normaux. De la cruauté désespérée de Bytes (une prestation sur le fil du rasoir par l’incomparable Freddie Jones, qui parvient à concilier avec subtilité la violence aiguë et l’inconfortable sympathie du personnage) à la compassion sincère de Mrs Kendal (fabuleuse Anne Brancroft, qui affiche une sensibilité, une chaleur et une bienveillance terriblement émouvantes), ces extrêmes sont reflétés partout dans le façonnage des personnages ainsi que la construction et les ressorts scénaristiques. Toujours ces fameux contrastes.

Merrick reste le grand canalisateur de cette humanité qui intéresse tant Lynch. L’approche graduelle qu’il emploie pour dévoiler celle-ci, au compte-gouttes, y est pour beaucoup dans l’impact de la scène cathartique de la gare, qui survient durant le dernier quart du film. Lynch nous donne d’abord à découvrir Merrick à travers le regard stupéfait, puis inquisiteur du docteur Treves, nous divulguant le corps de Merrick par fragments, à la foire, puis à l’hôpital, où il arrive recouvert d’un vêtement ample et d’un sac en jute rêche d’où seul émerge un œil inquiet. La bande sonore accompagne adroitement les images, soulignant la respiration sifflante et difficile de Merrick, mais aussi son silence obstiné qui laisse planer le doute sur ses capacités cognitives. Ce n’est qu’une fois rendu dans la section des patients en isolation que Lynch nous présente vraiment Merrick pour la première fois : son visage, ses yeux et son regard vif, puis enfin son intelligence raffinée lorsqu’il récite de mémoire un passage de la Bible que Treves ne lui a pas enseigné. Cette révélation, qui survient tout de même presque à la moitié du film, est aussi déchirante qu’exaltante. Plus tard, la délicatesse et la précision avec lesquelles il imagine et assemble sa maquette de la basilique enchantent autant qu’elles nous brisent le cœur. Comme les personnages, il nous est difficile d’imaginer quelle a pu être la vie terrible de Merrick jusque-là, caché sous la carapace de ses difformités.

Il n’y a aucun sentimentalisme forcé dans ces scènes ni aucun sensationnalisme, comme il n’y en a nulle part ailleurs dans le film — comme il n’y en aurait jamais dans aucune des œuvres suivantes de Lynch. Seulement une profonde humanité, une affection réelle pour cette marginalité qui s’avère bien souvent plus généreuse et plus altruiste que la bonne société dite « normale ».



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Critique publiée le 28 avril 2025.