User du langage à partir du visionnage d’Inland Empire, c’est nécessairement se heurter à l’exigence de clarifier une expérience du brouillage de la signification et de la plongée dans l’angoisse qui caractérise une grande part du cinéma de Lynch, mais qui s’avère ici encore plus clairement observable et qui fait du film l’un des projets les plus opaques de sa filmographie. On pourrait postuler d’emblée qu’il s’agit de l’histoire de Nikki (Laura Dern), une actrice dégotant un rôle, se préparant au tournage puis tombant progressivement dans les interstices marquant la délimitation entre la vie réelle et la fiction. Mais il s’agit aussi de l’observation d’un autre personnage, silencieux : celui d’une jeune polonaise enfermée dans une chambre, serrant sur son corps nu un drap rouge satiné, les yeux imbibés d’eau et les larmes coulant sur ses joues alors qu’elle toise l’écran de télévision qui fait face à son lit. Et si on m’obligeait à décrire Inland Empire, je proposerais peut-être qu’il s’agit de l’histoire du lien progressivement noué entre ces deux personnages et ces deux domaines, entre l’actrice tombant peu à peu dans la fiction et faisant l’expérience d’une vie dédoublée, puis le corps traumatisé ou ému de celle qui, depuis la chambre, observe l’écran comme s’il s’agissait d’une fenêtre.
En revisionnant Inland Empire, une scène en particulier a cette fois attiré mon attention. Dans l’une des premières séquences du film, avant que le récit ne plonge totalement dans l’horreur de l’indistinction narrative, Nikki est assise à une table posée au centre du bunker qui servira de plateau de tournage au film à venir. Elle y pratique une scène pour la première fois aux côtés de son compagnon de tournage, Devon (Justin Theroux). Les paroles sont floues et renvoient au scénario classique du mélodrame d’adultère mais portent néanmoins Nikki (et Dern) à l’effusion d’une larme qui apparaît au coin de son œil et dont la trajectoire prévue, une chute lente sur la joue de l’actrice, est interrompue par l’expression de surprise de l’assistant du réalisateur (Harry Dean Stanton), observant une silhouette inidentifiable s’agiter dans les bas-fonds du studio. La répétition est arrêtée, mais la larme en attente de couler est suspendue sur le visage de Dern, et une parcelle de son visage reste recouverte d’humidité. C’est seulement alors que s’entame une discussion avec le réalisateur, révélant que le film qu’elle s’apprête à tourner est en réalité la reprise d’un projet précédent, une production polonaise qui s’est vue perturbée par la mort brutale de ses deux acteur·ice·s. Résidu de la performance sur le corps, marque affective du personnage sur le visage de l’interprète, la larme apparaît telle une première brèche qui ouvre les rapports entre le cinéma et la vie de celleux qui le créent. Et dans le statut incertain de cette larme qui perle sur le visage de l’actrice, au moment même où se dévoile la malédiction potentielle que porte le scénario qu’elle vient d’interpréter, se densifie toute la fascination de Lynch pour la charge que le cinéma dépose dans la réalité. Le cinéaste explore ainsi la manière dont la fiction peut reformuler les contours du réel, comme de sa propension à délaisser des corps dans les marges de ses productions, comme on verra plus tard Nikki errer, pleine d’effroi, sur les trottoirs ornés d’étoiles d’Hollywood Boulevard.
Cette larme, c’est aussi l’une des premières apparitions de la relation en miroir entre Nikki et la femme cachée dans la chambre. À travers les déversements narratifs qui accentuent la porosité entre ces deux sphères — celle du cinéma en train de se faire, puis celle de la chambre exigüe (qui pourrait aussi s’avérer être quelque chose comme une chambre close) à partir de laquelle le film s’observe — c’est toute la fascination de Lynch pour le lieu dissimulé du secret qui s’y trouve répété. Cette attention à l’espace refoulé de la violence qui se terre à même la banalité du quotidien est un filon qui traverse toute sa filmographie : c’est Dorothy (Isabella Rossellini) cloîtrée dans son appartement dans Blue Velvet (1986) ; la black lodge de Twin Peaks, où s’agitent les spectres qui parlent à rebours ; ou encore l’appartement crasseux de Diane dans Mulholland Drive (2001), comme l’envers cauchemardesque du rêve hollywoodien. Mais si dans les lieux susmentionnés s’inscrivait une dichotomie entre l’espace de la normalité et celui de l’horreur reléguée dans ses coulisses, Inland Empire refuse d’identifier un registre normatif auquel s’attacher. Que ce soit dans le manoir baroque où réside Nikki ou sur le plateau de tournage occupé par la façade d’une maison banlieusarde, tous les espaces filmés par Lynch s’aplanissent pour devenir le lieu duquel pourrait surgir le cauchemar, alors que l’identité du personnage de Laura Dern se floute, entre Nikki et Sue, le personnage qu’elle compose, comme deux itérations d’un même corps dont on ne saurait proprement identifier les contours propres. Il ne s’agit pas de la vie imitant la fiction, ou de la fiction imitant la vie, mais de la crainte de ne plus pouvoir localiser la frontière entre les deux.
:: Laura Dern (Nikki / Sue) [Absurda / StudioCanal / et al.]
Inland Empire est certainement le plus expérimental des longs métrages de Lynch depuis Eraserhead, construit à partir d’une méthode de tournage où le réalisateur partageait, au jour le jour, de nouveaux fragments de dialogues à ses acteur·ice·s. En l’absence d’un scénario entièrement rédigé à l’avance, le film nous demande de nous satisfaire d’une structure qui se présente comme le filage de ses égarements successifs. Mais la dimension exploratoire d’Inland Empire se situe aussi certainement dans son emploi du numérique, un mouvement qui semble tout indiqué pour Lynch, cinéaste par excellence du signal électrique et de la manière dont celui-ci peut devenir le vecteur d’une angoisse existentielle. En témoignent les plans répétés, dans Twin Peaks, des câbles parsemant la ville qui s’accompagnaient d’un bourdonnement incessant comme si le mouvement invisible du courant se faisait l’image d'un réseau veineux dans lequel se manifesteraient d’inquiétantes présences. L’esthétique numérique lui permet ici d’explorer toute une nouvelle gamme d’expression filmique du sombre et du quasi-indiscernable, jusque dans certaines de ses séquences finales qui baignent dans une noirceur à partir de laquelle chaque objet qui surgit, chaque figure qui se révèle et chaque corridor au bout duquel émerge un rayon de lumière prend la forme d’une apparition thaumaturgique. Par l’emploi d’une caméra numérique de petite taille, Lynch peut s’approcher au plus près du visage de ses acteur·ice·s, s’attarder au jeu des interprètes et tout spécifiquement à celui de Dern. Une part du projet semble effectivement se déplier comme une lettre amoureuse envers le talent d’actrice époustouflant de cette dernière, lui proposant une suite de permutations où déployer une variété de jeux et de tons qui nous mènent à nous attacher à la pure tessiture de sa voix au moment où échoue l’ambition de suivre le fil de son récit. C’est dans l’image récurrente de la stupeur et de la confusion se dessinant sur le visage de Dern que j’ai pu m’égarer, refuser le désir de comprendre ce dernier long métrage de Lynch pour plutôt le percevoir comme l’expérience d’une perte de la signification, qui demande à son public de plonger à son tour dans les failles d’une réalité progressivement dissoute par la force de sa fiction.
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