DOSSIER : Le retour du glamour
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Wild at Heart (1990)
David Lynch

Candeur incandescente

Par Mélopée B. Montminy

Générique dans les flammes, Wild at Heart nous accueille déjà dans la combustion. La table est mise, du sang coule ensuite d’un crâne au sol : la violence, sertie d’une ritournelle metal, tapisse la route que traverseront les tourtereaux en cavale, Sailor et Lula (Sugar et Peanut pour les intimes). Car ce monde est cruel et étouffant pour les deux amants complètement épris l’un de l’autre. Mère narcissique et contrôlante pour l’une, chemin tracé de la criminalité pour l’autre, la fuite apparaît comme leur seule issue. Leur quête émancipatoire, qui prend la forme d’un road movie, est affirmée jusque dans le discours de Sailor quant à son manteau en peau de serpent (clin d’œil au Marlon Brando de The Fugitive Kind [Sidney Lumet, 1960]) : un symbole de son individualité et de sa croyance en la liberté personnelle, aime-t-il répéter. Connaissant Lynch et sa subversion d’un idéal hollywoodien, on peut se demander au cours du récit si la trame servira à mettre en cendres l’union de ce couple archétypal en proie à une passion abrasive. Ce feu en leitmotiv consumera-t-il Sailor et Lula ?

Effervescente Lula (Laura Dern) a tout juste 20 ans, une blonde crinière volumineuse et une silhouette gracile ; Sailor (Nicolas Cage), rebelle et lascif, a une dégaine nonchalante et il connaît la prison. Si par leur parure ils évoquent des incarnations presque outrancières d’une sorte d’idéal hétérosexuel, les amoureux personnifient avant tout l’innocence. Lui orphelin, n’ayant jamais vraiment « reçu de supervision parentale », elle dont le père a péri par le feu l’année précédente, désormais prisonnière des griffes écarlates de la commanditaire de l’incendie, une mère nocive et envieuse qui prétend la protéger mais qui ne saurait la voir s’épanouir. Orpheline, la Dorothée aux rouges souliers de Wizard of Oz (Victor Fleming, 1939) l’était également. Influence phare dans la cinématographie de Lynch, c’est dans Wild at Heart que les références à ce classique se font plus concrètes et multiples. Cette figure enfantine suivant la route de brique jaune — les marques sur la chaussée de l’autoroute de Lost Highway (1997) d’abord présentes dans Wild at Heart — est ici transposée dans l’énergie candide du couple en fuite. Aussi fastidieux soient les obstacles, il n’est pas question pour Lynch de les éteindre ou de les punir.

Sailor et Lula fuient la violence du monde, rêvant à ce « quelque part au-delà de l’arc-en-ciel ». Sailor est la cible de la belliqueuse amertume de Marietta (l’incandescente et rageuse Diane Ladd), la mère de sa douce, après qu’il ait refusé ses avances. Prédatrice du protagoniste, cette figure maternelle oppressante n’est pas le seul nuage planant sur Lula, qui vit également avec le spectre d’une agression sexuelle. Ces obstacles au bonheur du couple finiront par les rattraper en la personne de Bobby Peru (Willem Dafoe, parfaitement monstrueux). Le personnage tordu incarne à la fois la tentation vers la délinquance pour Sailor et le traumatisme du viol pour Lula, en plus d’être homme de main pour la revancharde Marietta. Il représente l’avilissement, épouvantail grotesque qui hante l’univers de Lynch, à l’instar du fantomatique Bob de Twin Peaks (1990 – 1991 ; 2017). Cela dit, si Blue Velvet (1986) s’aventure dans la corruption de l’innocence et la dislocation sexe/amour, dans Wild at Heart, malgré le kérosène et le sang, cette innocence est inaltérée ; elle carbure à un pur amour, aussi charnel que profond. Sailor et Lula sont dotés de cette même énergie vibrante et angélique que l’on retrouve, par exemple, dans Twin Peaks chez Dale Cooper ou à travers l’adorablement niais couple que forment Lucy Moran et Andy Brennan, ou encore dans Mulholland Drive (2001) via Betty Elms.

L’union de Sailor et Lula est salvatrice, puissante et sincère, aussi surannée puisse-t-elle apparaître au regard d’un public contemporain accoutumé, voire las de disséquer l’hétérocentrisme pour réfléchir au totalitarisme patriarcal. Au-delà des apparences stéréotypées — comme toujours chez Lynch : à la fois sinistres et idylliques — le duo incarne une idée d’un amour libérateur et non d’un amour carcan. Lula est davantage construite comme un personnage qui désire plus qu’elle n’est objet de désir, toutes les cellules de son corps trépignant d’exaltation pour son chanteur de pomme. D’ailleurs, le jeu physique de Laura Dern, qui se tortille tandis que Nicolas Cage interprète Love Me d’Elvis Presley, emprunte à une théâtralité à deux doigts d’être ridicule ; or il s’avère tout à fait juste, sublime et contagieux. Sailor quant à lui n’a rien du héros hors-la-loi qui sauve sa princesse pour mieux la posséder. Sous ce cuir de serpent, on découvre un type plutôt sensible et à l’écoute, qui a peu à voir avec la brute agressive. Leur passion juvénile est un antidote, leur candeur inaltérée une force. Car dans l’univers de Lynch, que l’on aime à décrire comme étant sombre, étrange et lugubre, la rêverie sentimentale n’est pas une faiblesse mais une forme d’espérance subversive qui triomphe sur des forces destructrices omniprésentes. La noirceur offre ainsi une profondeur et une amplitude à ce qui chatoie. « This whole world is wild at heart and weird on top », synthétise ainsi Lula, troublée par la coexistence déconcertante de ces polarités : une brutalité extrême et une ardeur inébranlable, celle du cœur. Comme le feu, à la fois la passion amoureuse et en même temps la colère destructrice, le film oscille entre ses deux symboliques pour les faire valser dans les flammes.



:: Laura Dern (Lula) et Nicolas Cage (Sailor) [Polygram Filmed Entertainment / Propaganda Films]


Bien plus qu’une romance manufacturée, Wild at Heart demeure narrativement accessible. On le classe parmi les films de Lynch à la structure pas trop désarticulée, contrairement à ses œuvres qui misent davantage sur l'inaboutissement et assument une posture d’insaisissabilité surréaliste. En fait, le récit est construit de façon tout à fait classique. Malgré une structure plus conventionnelle, une aura surréaliste se dégage de l’intégration d’éléments impromptus, par exemple l’apparition de personnages secondaires qui disparaîtront aussitôt dans la pénombre, comme le cousin Dell maniaque de Noël, ou l’insertion de gros plans de visages biscornus. La facture visuelle aux couleurs saturées rappelant le Technicolor de Wizard of Oz est ourdie de flashbacks, d’inserts et de fondus enchaînés, ce qui participe à l’effet décalé signature du cinéaste. De motel en motel, les scènes de sexe (le coït soigneusement suivi d’une proverbiale cigarette) rythment le film, tout comme la musique, omniprésente et hétéroclite. Celle-ci exulte, exalte. Notamment lorsque le couple est à bord de la décapotable, au beau milieu de l’autoroute. Lula tente de syntoniser un poste de radio, mais l’horreur persiste sur toutes les chaînes. Elle panique. Vite, il faut sortir de la voiture, mettre de la musique et danser, se déchaîner pour expier le mal en piétinant le sol, alors que la caméra s’éloigne, dévoilant l’immensité du paysage au soleil couchant. La trame-sonore explore autant le torride, le tragique, la destruction que la tendresse. La scène de sérénade où un band metal s’exécute à la demande de Sailor et joue magiquement Elvis Presley évoque par ailleurs l’aspect révolté et résistant qui caractérise l’idylle des personnages. Comique mais jamais complètement comédique, le long métrage résolument campy explore l’Americana en demeurant dans cette zone ambiguë entre l’ironique et l’authentique, entre l’absurde et le sentimental.

L’un des thèmes les plus chers au surréalisme est sans l’ombre d’un doute le hasard. André Breton en a fait le cœur de L’Amour fou (1935) ; Luis Buñuel considérait que « l’imagination est notre premier privilège. Inexplicable comme le hasard qui la provoque. » Il est donc un peu tragique et symboliquement chargé de constater cette coïncidence qui a trait au décès de David Lynch, le 16 janvier dernier, lors des feux dévastateurs (dits wildfires) qui sévissaient à Los Angeles. Son amour de la cigarette, dont témoigne Wild at Heartaurait vraisemblablement été un facteur des complications de l'emphysème ayant provoqué sa mort. Dans les jours suivants sa disparition pullulaient en ligne des extraits de ses films mais également des vidéos le mettant en scène, fixant la caméra, nous récitant des perles de sagesse si simples, puissantes de sincérité. Le legs de David Lynch, maître de la méditation, évoque un équilibre sain : notre besoin d’émerveillement doit perdurer malgré la barbarie, telle une indocile flamme d’espoir dans un monde sans pitié. « Goodness will prevail », nous annonçait-il, telle une lumineuse Glinda, la bonne sorcière de l’est du Magicien d’Oz. Continuons de rêver sauvagement, alors.

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Critique publiée le 28 mars 2025.