Quand vient le temps de comparer les possibilités expressives du cinéma et de la littérature, nous soulignons parfois cette différence : à l’écran, impossible de connaître les pensées d’un personnage, à moins d’employer ce moyen généralement peu apprécié, vu comme maladroit, d’une voix off. Nous pourrions penser, devant Nickel Boys, une adaptation d’un roman primé de Colson Whitehead, que le choix d’utiliser une caméra subjective essaie de dépasser cette « limitation » du cinéma pour traduire visuellement la vie intérieure des protagonistes, sans recourir à un tel monologue interne qui comblerait les « manques » de l’image. Le roman n’est pas écrit à la première personne, mais le récit d’Elwood, un adolescent noir accusé à tort d’un vol de voiture et se retrouvant à la Nickel Academy, une école de réforme pour garçons en Floride, sert de témoignage à propos des abus commis par le personnel, en particulier sur les élèves racisés qui s’y voyaient battus, torturés, violés, parfois tués (si Nickel comme Elwood sont fictifs, le tout est basé sur une histoire bien réelle, celle de l’école Dozier, qui a opéré de 1900 à 2011, et sur le terrain de laquelle ont été retrouvées de nombreuses tombes). C’est le dilemme central du roman, alors qu’Elwood, idéaliste, empli des paroles de Martin Luther King, veut communiquer au monde extérieur son expérience de l’école dans l’espoir de la faire fermer, tandis que l’un de ses compagnons, Turner, trop défait par la vie pour croire encore en la bonté des Blancs, ne voit dans cette entreprise qu’une manière certaine d’attirer une punition sévère, fort probablement mortelle. La caméra subjective viendrait alors traduire la vie intérieure d’Elwood comme de Turner, empruntant la perspective de l’un et de l’autre pour témoigner de leur histoire que l’on a essayé de faire taire, d’éliminer violemment.
Nous pourrions penser qu’une telle mise en scène vise l’« immersion », terme prisé aujourd’hui, à faire « comme si » nous étions à Nickel, en reproduisant la perspective typique de la réalité virtuelle ou de certains jeux vidéo. Mais le film de Ross est trop oblique, trop déstabilisant, et tend à nous rappeler son dispositif, au contraire de l’immersion qui cherche un effet d’immédiateté, comme pour effacer autant que possible toute trace de médiation, une démarche toujours douteuse quand elle cherche à nous mettre « à la place de » et d’ainsi nier notre différence avec l’autre, l’impossibilité d’être réellement « à sa place ». Le cas de Nickel Boys est plus complexe, le cinéaste intégrant des images d’archives et des extraits de films (The Defiant Ones [Stanley Kramer, 1958] en particulier) à ses plans subjectifs, afin de faire résonner les souvenirs personnels avec la grande Histoire, en plus d’utiliser un type de cadrage différent pour les séquences « au présent », avec une caméra se tenant plutôt derrière le protagoniste, suspendue au-dessus de sa tête, qui occupe une partie du cadre et obstrue notre vision. Cette mise en scène permet de distinguer nettement les trames temporelles, mais cherche surtout à nous présenter un personnage qui, maintenant adulte, se sent en-dehors de lui-même, comme si son passé traumatique avait mis fin à une relation plus naïve au monde.
Même dans les scènes en caméra subjective, Ross ne se contente pas de longs plans filés, ininterrompus, comme si nous épousions en temps réel la perception des personnages, mais utilise une forme plus fragmentée, un montage elliptique, qui travaille la mémoire et l’expérience sensible pour inventer une nouvelle forme de témoignage qui reprend à sa façon le roman de Whitehead. C’est du moins l’interprétation la plus généreuse de ce travail formel, que résume ainsi Richard Brody dans sa critique du film pour le New Yorker : il s’agit de « give cinematic form to the bearing of witness. […] It suggests a form of testimony beyond language, outside the reach of law and outside the historical record. » Le film de Ross serait comme la parole d’un témoin, c’est-à-dire un ensemble de moyens et de techniques, ceux du cinéma plutôt que ceux du langage, visant à exprimer l’expérience intime d’un individu, avec ce que cela implique d’altérations et de figures de style. Et comme pour un témoignage, il s’agit d’éveiller notre responsabilité à travers la distance qui nous sépare nécessairement de l’autre, sans laquelle notre empathie vaut peu — car c’est aussi ce que veut annihiler l’immersion : cette responsabilité d’aller vers l’autre, l’effort de se mettre à son écoute et de l’entendre depuis son irréductible altérité.
L’entreprise, louable, permet d’éviter le danger de noyer la spécificité du récit dans les conventions de l’esthétique classique hollywoodienne, de réaliser un énième film bienpensant, usant du mélodrame pour nous tirer quelques larmes. En même temps, elle repose sur des idées qui méritent d’être interrogées, à commencer par celle qui suppose qu’une caméra subjective peut mieux rendre compte de l’intériorité que le pourrait un·e acteur·rice — d’ailleurs, c’est précisément ce que cette distinction entre le cinéma et la littérature néglige : l’importance des interprètes. Et c’est aussi ce que laisse entendre Brody lorsqu’il écrit : « It is a revelation of inner experience that starts with the body and all too-often remain sealed-off there and lost to time. » Cela suppose que le corps enferme la vie intérieure, qui par définition ne serait pas visible, comme cachée derrière une enveloppe conçue comme opaque, ou comme un obstacle, que la caméra subjective de Ross pourrait abattre en nous révélant ce qu’elle dissimule. Mais placer une caméra devant un corps humain, c’est nous rappeler que s’il y a une « limitation » nous empêchant de saisir directement l’intériorité, c’est aussi la nôtre, c’est celle que nous habitons au quotidien et qui nous constitue, dans notre rapport aux autres — loin d’une carence, il s’agit en réalité d’une des plus grandes forces expressives du cinéma.
Il ne s’agit pas ainsi d’invalider l’esthétique de Nickel Boys, mais de comprendre par quoi elle est animée. Car ce choix de la caméra subjective est d’autant plus étonnant que le roman de Whitehead se distingue par un style fulgurant capable de condenser un monde de douleur et de souffrance dans des mots communs. Certaines sections se lisent comme des séquences cinématographiques déjà prêtes à l’adaptation (un combat de boxe, notamment), mais chez Ross, celles-ci se voient étrangement déconstruites par la mise en scène, qui tend à obscurcir un récit pourtant très simple et à créer une distance émotionnelle qui peine à reproduire l’impact viscéral du texte d’origine. De même, comme les interprètes d’Elwood et de Turner (Ethan Herisse et Brandon Wilson, respectivement) apparaissent à l’écran seulement lorsque leur personnage est vu par le regard de l’autre, nous manquons souvent d’informations pour les comprendre : quand Elwood parle à sa grand-mère, la caméra nous renseigne sur ce qu’il choisit de regarder, sur quels détails il s’attarde (un sourire, des mains), mais il est difficile de ne pas ressentir qu’il nous manque un contre-champ qui pourrait nous montrer la réaction d’Elwood à ce qu’il entend. Sans leurs interprètes, les protagonistes nous demeurent étrangers, même si Ross est particulièrement intelligent pour traduire une sensibilité à travers ses cadrages — et encore, cela est probablement plus facile à remarquer pour un·e spectateur·rice déjà familier·ère avec le roman, qui peut comprendre d’emblée que la vision plus enchantée de la première partie du film, par exemple, exprime l’optimisme et l’idéalisme d’Elwood.
[Plan B / Orion / et al.]
Alors cette mise en scène subjective est à la fois ce qui rend Nickel Boys si fascinant et ce qui détermine son échec (relatif). Comme dans le film précédent de Ross, Hale County This Morning, This Evening (2018), où les envolées poétiques rencontraient une approche documentaire plus classique, le résultat n’est pas toujours convaincant même si le désir d’expérimentation fait preuve d’une ambition trop rare, surtout qu’elle est portée par un riche questionnement éthique qui se recoupe dans les deux cas : comment filmer l’expérience des Noirs, sans la diluer dans les conventions cinématographiques définies par les Blancs ? Mais c’est cette même question qui nous mène à nous demander pourquoi opter pour une caméra qui, nécessairement, minimise la présence des corps d’Elwood et de Turner. Le roman de Whitehead insiste d’ailleurs sur la dignité, celle enseignée par Martin Luther King (« This sense of dignity. The way the man said it, crackle and all : an inalienable strength »), et dont le dispositif de Ross peine à rendre compte tant cette dignité du corps noir, qui est une forme de résistance à la violence des Blancs, est reléguée en partie dans le hors champ.
Peut-être est-ce un jugement trop sévère, mais il traduit une part de la déception, de la perte ressentie par rapport au roman — non parce que le cinéma est plus « limité » que la littérature pour exprimer la vie intérieure des personnages, mais plutôt parce que Ross essaie de contourner ce faux problème plutôt que d’exploiter l’une des puissances du cinéma (les interprètes sont excellents d’ailleurs, et c’est aussi pourquoi ils nous manquent quand ils disparaissent derrière la caméra). Ce qui nous mène à une interprétation moins généreuse de la démarche, qui ne vise en réalité qu’à grossièrement anticiper le dévoilement final, qu’il faut bien divulgâcher, c’est-à-dire le fait que le Elwood adulte est en réalité Turner, qu’Elwood est mort et que Turner a emprunté son identité après s’être échappé de l’école de réforme. D’où cette mise en scène qui entremêle les perspectives des deux personnages, puis, lorsque l’un deux est adulte, cette conscience dédoublée, comme « en dehors du corps », ce qui permet aussi, de façon plus pragmatique, de camoufler le subterfuge (nous ne voyons pas le visage de l’acteur, rien qui nous permet de l’identifier). En plus de créer des incohérences conceptuelles — comme nous sommes dans le registre d’une mémoire sensible, qui se souvient de la jeunesse d’Elwood ? — cela restreint la portée du film, par rapport à la narration du roman qui se détache à plusieurs moments d’Elwood/Turner pour raconter d’autres anecdotes, concernant d’autres personnages. Le sentiment d’injustice collective, tout ce qui tient d’un racisme systémique, est beaucoup mieux ressenti à l’écrit, dans des détails qui traduisent la continuité entre la violence vécue dans cette école et les exemples de discrimination plus quotidienne en dehors de celle-ci. Mais chez Ross, le fonctionnement de l’institution, ses règles et sa vie au jour le jour, sont impossibles à saisir à travers le travail formel, alors même s’il cherche à présenter Nickel comme un condensé d’un système d’oppression plus large, les instances de racisme apparaissent moins solidement reliées.
En un sens, l’utilisation de la caméra subjective dans Nickel Boys est si singulière qu’elle tend à obscurcir son sujet, contrairement au style de Whitehead qui vise la limpidité — et pourtant, il ne s’agit pas d’un simple brio technique ni d’un tic tape-à-l’œil. Il s’agit plutôt d’un exemple trop rare d’un cinéaste qui cherche à innover en mettant une démarche mûrement réfléchie au service de ses personnages, et de ce que leurs histoires nous révèlent. Nous n’en ressortons peut-être pas aussi ébranlé·e·s que par la lecture du roman, mais l’effet de distanciation n'en est pas moins productif, voire nécessaire dans le cadre d’un médium visuel qui peut facilement reproduire l’expérience d’humiliation qu’il cherche à dénoncer (la violence, d’ailleurs, reste heureusement en hors-champ). Car finalement, l’indignation, elle, demeure intacte, le récit aussi essentiel, et le parti-pris, qu’on le juge réussi ou non, participe pleinement à la réflexion engagée par le film, ce qui en fait, d’emblée, l’une des œuvres américaines les plus fascinantes des dernières années.
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