Bong Joon-ho n’en est pas à sa première satire du capitalisme. Que ce soit le train de Snowpiercer (2013) avec les ouvriers à l’arrière menant une révolution pour renverser les riches qui se prélassent à l’avant, la méga-corporation d’Okja (2017) qui tente de s’emparer d’un super-cochon pour en tirer profit, ou la famille défavorisée de Parasite (2019), vivant dans un demi-sous-sol au bas de la ville, qui s’infiltre dans la maison perchée d’une famille fortunée, tous ses derniers films sont structurés selon une allégorie et des espaces révélateurs d’un système d’exploitation. Mickey 17 ne fait pas exception, avec sa prémisse d’un clone sacrifiable utilisé pour tester les effets de la radiation ou respirer l’atmosphère possiblement mortelle d’une nouvelle planète, puisqu’il peut être « réimprimé » à partir de déchets organiques et de matières fécales chaque fois qu’il meurt pour les besoins de la science. Envoyé dans une expédition organisée par Kenneth Marshall (Mark Ruffalo), un politicien raté voulant fonder une colonie plus « pure » loin de cette société qui l’a rejeté aux dernières élections, Mickey (Robert Pattinson) représente ce travailleur dont la vie appartient littéralement à son patron, à la fois indispensable (sans lui, rien ne pourrait fonctionner) et sans importance (il peut être mutilé et sacrifié encore et encore).
L’aspect allégorique, très saillant dans ces quatre dernières œuvres, est peut-être ce qu’il y a de plus conventionnel à une époque où les films de genre semblent être conçus avant tout comme des métaphores sur des enjeux contemporains, qu’ils soient d’ordre politique ou psychologique. Cela est bien différent des premières réalisations de Bong, faites en Corée du Sud, qui se distinguaient plutôt par la finesse de leurs observations sociales et leurs nuances dans les interactions humaines : la satire anti-américaine dans The Host (2006), par exemple, restait en marge, et c’est l’ancrage dans les protagonistes qui permettait de garder une trajectoire claire à travers le fourre-tout et la multiplicité des tons, alors que l’on passait de l’horreur au slapstick, à la tragédie. Mais depuis Snowpiercer, le cinéaste privilégie la caricature, dans une esthétique qui assume l’absence de subtilité de sa proposition, et qui utilise le grotesque pour camoufler à la fois la perte d’un rapport plus humain à la matière filmique et les raccourcis nécessaires pour que l’allégorie fonctionne (y compris dans Parasite, même s’il s’agissait d’un retour en son pays natal). Il en résulte des portraits d’ensemble sur le capitalisme où la compréhension intellectuelle de l’idée directrice est plus importante que la complexité émotionnelle de personnages souvent réduits à des fonctions symboliques.
C’est encore le cas de Mickey 17, de façon plus prononcée tant la satire demeure on ne peut plus facile et paresseuse, notamment en ce qui concerne la représentation du pouvoir à travers ses croyances religieuses ridicules et l’opulence d’un repas contrasté à la bouette servie aux ouvriers. Pareillement pour le jeu de Mark Ruffalo, qui s’avère plutôt lourdaud dans son imitation bouffonne de Donald Trump, calquant son énergie excentrique sur celle de Tilda Swinton (dans Snowpiercer puis Okja), le modèle semble-t-il pour les antagonistes chez Bong. Or, dans les dernières années, Trump nous a trop bien rappelé qu’à force de rire de lui, nous avons perdu de vue à quel point le mélange d’imbécilité et d’arrogance d’un homme imbu de lui-même peut devenir dangereux. C’est là où nous voyons les limites de ce type d’allégorie, qui offre certes le plaisir non-négligeable de voir les puissants humiliés, mais au prix de les rendre vaguement sympathiques grâce aux pitreries d’acteur·rice·s bien-aimé·e·s : tout ce qui se veut « critique » dans Mickey 17 peine à écorcher quoi que ce soit tant ce qu’il y a de réellement répugnant et menaçant demeure sagement mis à l’écart, désamorcé par un rire gentil.
Cela dit, la déception est mineure, car cette esthétique carnavalesque (l’ombre de Terry Gilliam n’est pas loin) sied bien à Bong, le plaisir de son cinéma tenant avant tout à la générosité d’un spectacle touffu, amalgamant librement les genres. Mickey 17 installe cette atmosphère singulière dès la première scène, lorsque Pattinson nous parle en voix off avec un accent nasillard soulignant sa résignation et son défaitisme alors qu’il est sur le point de mourir pour la dix-septième fois : l’ironie, l’humour noir, le trait exagéré, tout est déjà mis en place. Mickey nous explique comment il en est venu là, dans une première partie plutôt laborieuse, mais le récit finit par prendre son erre d’aller lorsque le protagoniste, ayant finalement survécu, découvre que son successeur, Mickey 18, a déjà été imprimé, un cas de « multiples » que la loi condamne. Plus que la trame de survie qui surgit à ce moment (cette fois, il pourrait mourir pour de bon), ce dédoublement permet surtout à Pattinson de complexifier un rôle qui jusqu’alors se perdait dans la caricature. Car si Mickey 17 était maladroit, soumis, découragé, le nouveau est plus colérique, déterminé, prompt à la révolte. Il faut d’abord passer outre l’incohérence (on fait grand cas de la mémoire de Mickey, gardée sur un disque dur pour la réimplanter à chaque nouveau clone afin qu’ils soient semblables), mais la figure du double devient une façon de contraster deux attitudes distinctes face à la condition d’« expandable », d’externaliser un combat intérieur.
[Plan B / Warners Bros. / et al.]
C’est aussi l’occasion de nous rappeler qu’il n’y aura jamais assez de Robert Pattinson, lui qui nous gracie ici d’une rare performance burlesque, comme si Mickey 17 était une version parodique du versant ténébreux qu’on l’a vu jouer plus souvent, et qui se voit incarné dans Mickey 18. Cela lui permet d’étoffer son personnage (malgré les différences, on n’oublie jamais qu’il s’agit, aussi, de la même personne), Pattinson tirant profit de la tendance générale à l’excès et de l’atmosphère cartoonesque pour expérimenter à nouveau avec son accent, comme il le fait chaque fois qu’il doit délaisser son anglais naturel pour emprunter une inflexion américaine, modulant sa voix pour qu’elle traduise la personnalité de son personnage. Cette fois, il se dit inspiré par Ren & Stimpy, alors que Mickey 17 semble soupirer chaque phrase comme s’il s’agissait de la dernière, comme si prendre la parole représentait un effort pénible tant cela va à l’encontre de sa tendance à s’effacer autant que possible, à l’instar de Stimpy, pendant que Mickey 18, lui, prend la voix plus grave et autoritaire de Ren (qui n’est pas sans rappeler non plus celle de son Batman).
Il y a donc cette performance savoureuse d’une des stars les plus inventives du moment, mais au-delà de celle-ci, difficile de ne pas avoir le sentiment que Mickey 17 n’est qu’un best of tiède du cinéma de son auteur — un énième clone, un peu fatigué, un peu fade, d’un film qu’il a mieux fait auparavant. En ce sens, Mickey pourrait bien être une image du cinéaste pris dans la machine hollywoodienne, cherchant une autonomie et une liberté, une manière de signer son nom sur un produit comme le personnage doit finir par assumer le sien, Mickey Barnes. Et même si l’excentricité de la vision de Bong étonne moins ici, peut-être parce que nous y sommes maintenant habitué·e·s, peut-être aussi parce que ce type de récit de science-fiction est devenu assez courant, elle reste assez présente pour qu’il tire son épingle du jeu. Surtout, sa maîtrise formelle demeure, et sa mise en scène somme toute des plus classiques excelle encore à construire et développer des séquences dans leur durée, ou à éveiller notre empathie, puis notre émerveillement face aux créatures indigènes (des Okja qui seraient des larves plutôt que des cochons) découvertes sur une nouvelle planète. Alors, à défaut de nous offrir un reflet réellement critique de l’actualité, Mickey 17 nous permet au moins de nous enfoncer confortablement devant un spectacle suffisamment bien usiné, un plaisir devenu presque nostalgique tant il se fait rare.
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