En bon masochiste, je me suis replongé volontiers dans les tréfonds cauchemardesques d’Eraserhead, qui occupait depuis 25 ans un recoin sombre de mon esprit, avec ses images obsédantes de bébés mutants et de divas aux oreillons hypertrophiés. « In Heaven » ne m’avait d’ailleurs jamais quitté depuis la première fois où je l’avais entendue chantée par la dame dans le radiateur, expression d’une beauté mélancolique qui en ce lieu parait toujours irréelle. Eraserhead, c’est ma porte d’entrée dans le cinéma lynchéen, nonobstant l’étrange Dune (1984), que j’avais aperçu brièvement à l’école primaire, au plus haut de la popularité du jeu de stratégie développé par Westwood Studios à partir de l’histoire de Frank Herbert. C’est le début de mes amours cinéphiles marginales, de mon tortueux parcours dans les affres de l’inconscient torturé des cinéastes de l’extrême. Lynch dira (dans une entrevue accordée à Tom Christie en 1979) qu’il s’agit d’une comédie noire, mais pour moi seul le noir demeure, épithète idéal pour décrire l’abysse dans lequel l’auteur nous plonge, et pour anticiper le périple ténébreux que nous propose ce film qui emprunte à l’expressionnisme allemand pour assombrir le mélodrame hollywoodien tout en préfigurant le cyberpunk japonais.
Évoquant l’angoisse de la paternité dans un monde corrompu, le récit nous plonge dans le drame d’Henry Spencer, imprimeur dans une ville manufacturière oppressante et père d’un enfant difforme qu’il tente d’élever du mieux qu’il peut dans l’appartement miteux qu’il partage avec sa copine, Mary X. Produit indépendamment (pour quelques 100 000 dollars), le film est une merveille de débrouillardise, misant sur une direction photo anthropophage, un paysage sonore aliénant et une mémorable plastique monstrueuse pour nous plonger dans un univers dantesque dont il semble toujours impossible de s’échapper, de vignettes industrielles écrasantes en vignettes domestiques exsangues, qui s’offrent à nous comme les plaies béantes d’un inconscient parasité par les appréhensions d’une urbanité qui s’apparente à un « hellhole » [1]. Esthétiquement, les efforts de contextualisation sont exemplaires, alors que les personnages arpentent des espaces vides à l’ombre des usines, baignés de sonorités machiniques lancinantes qui partout laissent leur empreinte monotone, débouchant sur les espaces déliquescents d’un cinéma américain classique dérobé de sa vitalité. Du chantier, on passe à l’appartement du héros, dont la fenêtre donne sur un mur de briques, du bords des rails à la chaumière claustrophobe de la famille X, dont l’exiguïté et le papier peint défraichi évoquent la prison domestique d’une main-d’œuvre désœuvrée, dont la représentation est désormais exempte de tout romantisme.
L’exploration des bas-fonds de l’Americana propre au cinéma du réalisateur (qui dans Blue Velvet [1986] filmait les insectes sous les pâquerettes) s’établit ici dans la représentation d’un prolétariat affligé, épuisé, retranché dans des espaces suffocants teintés d’étrangeté, baignés d’ombres lugubres qui transforment les protagonistes en spectres. À preuve, les poches de ténèbres qui viennent gruger les prunelles d’Henry, dérobant celles-ci de leur humanité, la seule humanité qui réside dans un film peuplé de fantômes aguicheurs et de mégères acariâtres. Le réalisateur multiplie également ici les métaphores énigmatiques qui ont fait sa renommée, et ce dès la séquence d’ouverture. On y voit le visage de Jack Nance qui apparaît latéralement à l’écran, superposé sur l’image d’une planète où languit un machiniste démiurgique, qui, en activant une série de leviers, achemine le spermatozoïde qui sort de sa bouche vers une nappe d’eau qu’on traverse tel un conduit vaginal. Outre l’étrangeté frappante de cette scène de naissance occulte et le caractère immersif d’une mise en scène inquisitive qui multiplie les portails symboliques comme dans une forme de péristaltisme psychanalytique, on note surtout le visage étrange de Nance, sa chevelure touffue, mais surtout ses yeux expressifs, qui dénotent un ébahissement familier. Or, ce sont ces yeux qui constitueront pour nous le point d’ancrage dans la diégèse, le fil d’Ariane tordu, sans cesse brisé, qui nous est donné à suivre. Car si le look singulier du personnage sied parfaitement au monde étrange qu’il arpente, ses prunelles, elles, racontent toujours une histoire différente, un récit de constante stupéfaction face aux horreurs de son quotidien, évoquant ainsi une candeur qui renvoie à celle du public face à la vision singulièrement corrosive de l’auteur. Ce sont les yeux de Kyle MacLachlan, le guide ingénu par excellence du cinéma lynchéen, prisonnier de divers mondes dont la paisible quotidienneté revêt des airs apocalyptiques dès que l’on creuse un peu sous la surface.
Eraserhead est un film de passages, d’incursions impudiques dans les recoins (domestiques et psychologiques) d’un personnage hanté, un film d’emboîtements, où le cauchemar journalier cède à des cauchemars gigognes qui servent d’échappatoire au protagoniste, qui pour s’extirper des griffes d’une épouse écrasante se réfugie auprès d’une chanteuse qui lui apparaît sur une petite scène dans son calorifère, ou dans les bras d’une voisine lascive qui sort des ténèbres et le traîne à sa suite dans un bain laiteux de passions interdites où Henry perd littéralement la tête. L’attrait de l’ailleurs, l’attrait de l’interdit sont autant de clés des champs que de clés de lecture, au même titre que l’attrait du forain, qui s’exprime ici dans les échos carnavalesques qui nous titillent constamment sur la bande sonore et dans ces petits théâtres spontanés où le spectacle d’une chanteuse à la beauté monstrueuse sert de baume aux plaies du héros. Préfiguration d’un leitmotiv qui toute sa carrière durant, portera Lynch à multiplier les parenthèses circassiennes, les performances excentriques, les scènes oniriques dérobées, qui donnent à ses univers semi-réalistes des reliefs mystiques.
[Libra Films / American Film Institute]
Le pouvoir d’évocation des décors, striés de plis miséreux et creusés d’ombres inquiétantes ne serait pourtant pas si mémorable si ce n’était du travail plastique sublime qui caractérise la production, et qui contribue au pouvoir culte de son iconographie. Les cheveux d’Henry ont beau lui valoir une place au panthéon des figures excentriques du cinéma des années 1970, son bébé lui vole pourtant la vedette en tant qu’incarnation hurlante de l’angoisse parentale. Constituée d’un thorax enrubanné sans bras ni jambe d’où sort une tête d’allure amphibie, la créature se résume principalement à sa bouche, d’où elle crache de façon défiante la purée que maman tente d’y enfourner et d’où elle pleure sans cesse, produisant un grincement obsédant qui poussera Henry à la folie. La vraisemblance de son faciès et des mouvements étranges de son visage est confondante, participant à une vision parfaitement traumatique de l’expérience paternelle. Au même titre d’ailleurs que le poulet miniature que le père de Mary propose à Henry de découper et qui, sous sa fourchette, se met à battre des ailes et à suinter un liquide noirâtre qui vient tacher la céramique blanche de l’assiette. Portrait d’un monde où les fleurons de la vie américaine, la famille et l’abondance, ne sont plus que des relents flétris de leur gloire d’antan, dans un monde pollué d’oppression capitaliste où les tableaux domestiques sont irrémédiablement souillés.
J’étais excité de revoir le film pour la première fois depuis si longtemps, empreint d’un sentiment de légèreté à l’idée de repasser sous le premier grand portail du monument lynchéen. Malheureusement, je n’ai pas vraiment su me réjouir de ses excès forains ou de son humour noir charbonné, me retrouvant plutôt prisonnier d’un labyrinthe claustrophobique d’anticipation pessimiste. Car s’il possède une facture rétro, Eraserhead n'en est pas moins un commentaire pertinent sur le monde actuel, sur son bassin génétique appauvri par la pollution rampante et son précariat désemparé, retranché dans des espaces de plus en plus insalubres, de plus en plus en plus étroits, coincé dans une existence écrasante pétrie d’angoisse. À ce titre, le travail minutieux d’éclairage fantomatique évoque une noirceur toute contemporaine, au même titre que le spectacle de la déliquescence urbaine nous parle des bas quartiers d’aujourd’hui… Pour peu qu’on décide d’y voir le cauchemar que le film m’évoque, et pas la comédie noire des gens moins anxieux.
[1] « For 30 years. I've seen this neighbourhood change from pastures to the hellhole it is now! », dit le père de Mary lors d’un souper de famille digne de la famille Addams, évoquant assez clairement le processus d’urbanisation que le film immortalise à sa manière funeste.
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