Quatre ans après Je m’appelle humain (2020), son remarquable portrait de la poétesse innue Joséphine Bacon, la cinéaste abénakise Kim O’Bomsawin nous revient avec un nouveau documentaire qu’elle avait amorcé avant et qu’elle aura mis six ans à achever, partiellement en raison d’une pause forcée par la pandémie de COVID-19. Ninan Auassat : Nous, les enfants pourrait facilement être le pendant, le pôle opposé — et pourtant remarquablement complémentaire — du précédent. D’une manière ou d’une autre, l’attente en aura certainement valu le coup. De la vieillesse et de la génération des pensionnats avec Je m’appelle humain, la réalisatrice passe avec Ninan Auassat : Nous, les enfants aux jeunes générations, à ce qu’elles pensent et font de l’héritage des générations passées, et à leurs propres rêves. D’un film à l’autre, O’Bomsawin demeure la cinéaste de la lumière, celle du territoire, en toutes saisons, et celle des yeux vifs de ses protagonistes et des sourires qui pointent presque toujours aux commissures de leurs lèvres.
Le titre, Ninan Auassat : Nous, les enfants, est déjà très évocateur. En passant la parole aux enfants et aux jeunes, la réalisatrice crée manifestement un film sur l’avenir des Innus, des Atikamekw et des Cris (Eeyou), communautés sur lesquelles elle se penche plus particulièrement dans son film. Mais, de façon plus large, ce sont toutes les Premières Nations du Québec qui sont évoquées ici, tant par l’ampleur et la diversité des individus rencontrés et de leurs visions de leur monde, que par la structure du film, qui saute aléatoirement d’une communauté à l’autre, soulignant par cette approche ce qui rassemble la jeunesse autochtone de la province. Alors que Je m’appelle humain était un film de résilience, de contemplation et d’optimisme contagieux en dépit d’un passé excessivement douloureux, Ninan Auassat : Nous, les enfants en est un d’affranchissement, d’espoir et de fierté émergeant des leçons d’un passé vécu par adultes interposé·e·s.
En choisissant des communautés situées dans des régions éloignées, en pleine nature (Pessamit, Manawan, Whapmagoostui), la réalisatrice s’intéresse autant au territoire qu’aux personnes qui l’habitent. Alternant entre l’hiver et l’été, elle fait progresser son récit en suivant les apprentissages des jeunes : des randonnées en forêt ou des visites au bord du fleuve qui leur permettent de rester connecté·e·s à la nature, leur héritage et leur culture, à la découverte des côtés sombres de l’existence (la haine de soi provoquée par la haine des autres, la dure réalité des familles aux prises avec l’alcool ou la maladie mentale).
Si ces adolescent·e·s sont ainsi parfaitement conscient·e·s de la situation difficile des communautés autochtones contemporaines — l’éloignement, qui force leurs membres à partir au loin pour être soigné·e·s ou pour poursuivre des études postsecondaires ou simplement pour faire l’épicerie, le manque de ressources, les préjugés toujours véhiculés par des gens ignorants —, le film n’a strictement rien à voir avec le misérabilisme et le ton négatif trop souvent véhiculés à propos des Autochtones. Bien sûr, il existe une certaine misère dont il est important de parler pour faire bouger les choses, mais ce n’était pas l’intérêt principal de Kim O’Bomsawin avec ce film. Et c’est tant mieux. Montrer la vie qui palpite, l’affection, l’amitié, les idéaux, les passions, le soutien et la solidarité qui existent dans ces collectivités est tout aussi essentiel pour créer un portrait complet de ces mondes pourtant voisins du nôtre.
La cinéaste s’intéresse à ce que ces jeunes veulent faire de leur avenir et de celui de leurs sociétés. Ils et elles s’inquiètent de leur culture, de leurs langues, de leurs vies spirituelles, de leurs aîné·e·s et de leurs enseignements (les grands-mères sont adorées de ces jeunes et jouent un grand rôle dans leurs vies). Ils et elles veulent les défendre, les valoriser, les préserver. Et leurs convictions en ce sens sont éloquentes, contagieuses parce qu’ils et elles en parlent avec une lucidité déconcertante, mais aussi une sincérité, une candeur et une prise de conscience absolument renversantes. Au-delà des doutes et des inquiétudes exprimées par certain·e·s, leur détermination est palpable. Et le dévouement générationnel est bouleversant, entre les jeunes, mais aussi entre ces dernier·ère·s et leurs parents.
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Et tous les espoirs sont permis pour ces jeunes, qui n’hésitent pas à parler de leurs problèmes, des choses qui les rendent tristes, qui érodent leur confiance en soi. À dénoncer l’intimidation qu’ils et elles vivent. À exprimer leur déception envers les adultes qui les délaissent et ne les soutiennent pas, mais aussi leur fierté et leur gratitude envers les autres qui, au contraire, parviennent à surmonter leurs difficultés, à les entourer, les encadrer, les encourager. À comprendre le poids de l’histoire qui pèse encore sur eux, sur elles, sur leurs communautés. À voir les drames qui les entourent, les suicides de leurs proches et de leurs ami·e·s, et à vouloir trouver les moyens pour que cela ne se reproduise plus. Ces jeunes font preuve d’une franchise incroyable — sur eux-mêmes et elles-mêmes, leurs vies, leur désir de faire mieux, de changer les choses, de casser les comportements, de laisser derrière les obstacles et les peines du passé pour embrasser un avenir positif et heureux.
Kim O’Bomsawin les laisse parler. Très peu d’interventions de l’équipe viennent diriger la conversation, les témoignages des jeunes et des enfants. Les adultes occupent aussi une place extrêmement restreinte : aucun·e adulte ne commente ni n’interrompt jamais les récits des jeunes, leur présence étant circonscrite aux événements externes (la rentrée scolaire, les fêtes, les visites spéciales). La cinéaste filme les adolescent·e·s de front, montrant leurs visages en gros plan ou en très gros plan, allant chercher les tressaillements au coin des lèvres, la profondeur des yeux sombres et scintillants. Les traces de sourires quasi permanentes sont les plus surprenantes sur ces visages, surtout lorsque des sentiments paradoxaux de peine et de douleur sont exprimés. Peut-être est-ce parce que ces jeunes ne réalisent pas toute la force de caractère et la résilience qui les habitent, comme le dit l’une des adolescentes, Monique, à propos d’elle-même et d’un drame qu’elle a vécu. Au-delà des blessures, ces jeunes prônent l’amour, la protection (des enfants, des traditions, des plus faibles) et veulent éradiquer la honte pour la remplacer par les rires, les jeux, la joie. Et tout ça est d’une beauté terriblement émouvante.
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