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Hard Truths (2024)
Mike Leigh

Au plus près d’une colère

Par Thomas Filteau

Au cœur de Pansy (Marianne Jean-Baptiste) bouillonne une rage, un tempérament belliqueux qui ravage tout sur son passage. Que sa colère prenne pour objet le manteau dont est affublé le chien de la voisine, ou qu’elle dérive des rires trop confortables d’un couple s’asseyant sur les canapés d’une boutique de mobilier, on saisit rapidement que les emportements de Pansy pourraient en réalité découler de tout et de n’importe quoi, qu’ils traduisent chez elle une crispation interne généralisée. Si ses paroles dures, hargneuses ou paranoïaques génèrent dans les premières scènes une franche hilarité, alors qu’elle jette son dévolu sur les poches aperçues sur le gilet d’un bambin du quartier  qu’est-ce qu’un bébé voudrait bien y cacher, un couteau l’aspect comique de ses tirades laisse place, progressivement, à la révélation d’une profonde douleur face à laquelle il s’agirait de mesurer notre propre empathie. Ce nouveau film de Mike Leigh interroge finalement notre capacité à rester auprès de cette colère, à y porter une attention sans pour autant la justifier, à l’accompagner sans nécessairement la comprendre. Que faire d’une présence difficile ?

Hard Truths est une œuvre caractéristique du cinéma de Leigh, en ce que ses films travaillent depuis longtemps à une étude des affectations de leurs protagonistes, étudiant habilement comment leurs humeurs, leurs tremblements et leurs mutismes s’imbriquent à partir de leurs positionnements sociaux tout en se refusant à une pure classification typologique. On peut penser à son très beau Career Girls (1997), film par ailleurs trop peu vu, où le réalisateur effectue des allers-retours dans l’historique relationnelle de deux proches amies. On y passait de leur première rencontre, dans une colocation étudiante du milieu des années 1980, alors que le thatchérisme et les existences précaires étaient rendues visibles dans leurs corps soumis aux tics et aux tressaillements, dans les éruptions cutanées apparaissant sur le visage de l’une d’elles, à leurs retrouvailles dix ans plus tard, leurs corps maintenant rassurés et le rythme de leur parole alors ralenti. Les tempéraments sont ciselés de la matière sociale qui entourent les personnages, mais les types à partir desquels sont composés ces individus arrivent toujours à outrepasser la caricature par une subtilité tonale qui préfère l’empathie individuelle au portrait de société totalisant.

Ce travail d’attention vis-à-vis de ses protagonistes s’inscrit certainement dans la pratique d’improvisation collaborative typique de Leigh. Avant chaque tournage, les acteur·rice·s s’affairent à développer leur personnage depuis leurs moindres détails biographiques et improvisent ensemble des scènes, processus à partir duquel découlera une écriture scénaristique classique et extrêmement précise, mais dont les traces du cheminement résident toujours dans l’œuvre finale. Car c’est par la rencontre entre cette précision biographique qui confère aux personnages toute leur complexité affective et la réserve avec laquelle reparaissent explicitement dans les films les racines narratives de leurs manières d’être que se développe une opacité qui se fait la condition d’un surprenant émoi. Il ne sera jamais question dans Hard Truths de réhabiliter la colère de Pansy par le biais de quelque justification biographique qui transformerait la valeur de ses emportements par l’accès à une intériorité vulnérable clairement identifiable et à partir de laquelle cartographier l’origine de sa hargne pour mieux la digérer.

Le film repose toutefois sur une logique de contraste, autre motif cher à Leigh que l’on retrouve ici entre l’ambiance quasi-pénitentiaire de la cellule familiale que forment Pansy, son mari Curtley (David Webber) au silence inaltérable et leur fils Moses (Tuwaine Barrett), puis celle de la famille de Chantelle (Michele Austin), sœur de Pansy d’une impressionnante amabilité, coiffeuse et mère monoparentale de deux filles dans la vingtaine avec lesquelles elle semble avoir développé une relation réciproque de confortable intimité. Les scènes entre les deux sœurs sont parmi les plus réussies de Hard Truths, puisqu’elles réussissent à problématiser habilement, et de façon parfois littérale, la question de l’accompagnement. L’occasion d’une visite de la tombe de leur mère, morte cinq ans auparavant, sera le moment de basculement du film, alors que la crise de Pansy laisse place momentanément à un silence, aveu d’une expression impossible dans le tissu d’une parole qui apparaissait d’abord inarrêtable. Cette balade est aussi le retour d’un motif, la période de deuil après la mort d’un parent, qui marquait Secrets and Lies (1996), chef-d’œuvre de Leigh et précédente collaboration entre ce dernier et l’incroyable actrice qu’est Marianne Jean-Baptiste, dont la scène d’ouverture se déroulait d’ailleurs dans le même cimetière, Kensal Green, où reviennent ici le cinéaste et son interprète.


:: Michele Austin (Chantelle) et Marianne Jean-Baptiste (Pansy) [Film4 / the MediaPro Studio / Thin Man Films]


On peut lire Hard Truths comme un récit sur le désir de contrôle comme tentative de régulation affective. Il y a l’extérieur de la maison, sur laquelle Leigh s’attarde dès le plan d’ouverture, et son intérieur où Pansy passe le clair de ses jours, menée par l’obsession d’une demeure impeccable. En témoigne une scène où l’arrivée dans le jardin d’un renard, observé par la porte-fenêtre de la cuisine, donne lieu à un moment de panique, à la nécessité de retirer au plus vite l’intrus du terrain domiciliaire. Crainte d’un dehors impossible à maîtriser, et portant l’exigence, insoutenable pour la protagoniste, de s’accorder à la présence des autres. Cette spatialisation qui balise le lieu où se retirer de l’espace où vivre en commun s’étend au-delà de la maison, jusque dans le passage entre le sommeil et la conscience, Pansy sursautant et criant à chacun de ses réveils. Mais il s’agit aussi du mouvement de circulation de la parole, depuis l’intérieur du corps vers le dehors de la vie partagée, son flot intarissable chez la protagoniste qui ne peut maîtriser son débit d’expression, puis le silence de son mari, qui en arrive à ignorer les questions qui lui sont directement posées, dans un mutisme qui finit par prendre la forme d’une autre violence relationnelle, celle du lien impossible à nouer. En comparaison, le salon de coiffure de Chantelle se présente comme le lieu parfait des confidences, l’espace des langues déliées et impudique. Exploration de la relationalité à ses différents degrés de capacité d’échange, Leigh y inspecte ce qu’on partage et ce qu’on garde pour soi, non simplement par désir de dissimulation, mais mené·e·s par la honte ou la crainte d’un dévoilement trop subit, par le manque des mots ou l’impossibilité d’une introspection. Même dans ce récit qui brosse le portrait d’un personnage à première vue misanthrope, Leigh continue de faire des films sur la proximité, sur la façon dont les existences s’allient et s’attachent l’une à l’autre. C’est précisément parce qu’il s’agit ici d’un geste aussi ardu, face à Pansy dont la présence est toujours porteuse d’une violence en attente d’apparaître, que le regard empathique de Leigh nous semble encore plus généreux, encore plus justifié.

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Critique publiée le 7 février 2025.