Un capitalisme sentimental
Par
Laurence H. Collin
Thank You for Smoking l’avait présagé, Juno l’avait confirmé, et Up in the Air le garantit : Jason Reitman est un cinéaste faisant preuve d’un jugement exceptionnel pour propager ses créations. Agencé tel un complet-cravate princier sur un exécutif charismatique, son plus récent film dispose de tous les atouts nécessaires pour encombrer ses tablettes de statuettes dorées ainsi que procurer un ''petit velours'' commercialement très viable aux cinéphiles durant la saison des fêtes. De son casting impeccable à ses inattaquables faux-fuyants sur la nature impondérable du bonheur, de sa facture raffinée et stimulante à ses accents graves occasionnels mais sentis, Up in the Air semble avoir été échafaudé dans l’optique de pourvoir autant une audience d’appétit pour une cordiale ballade hollywoodienne tragi-comique que celle mandant matière à réflexion. Co-adapté d’un roman de Walter Kirn jugé nettement plus amer par Reitman lui-même, ce troisième long-métrage du réalisateur montréalais se distingue, tout comme ses prédécesseurs, par son équilibre maintenu avec un grand savoir-faire entre substance et accessibilité. Ce type de calibrage difficile à manoeuvrer, mais souvent fructueux pour la production elle-même, compromis permettant à pratiquement tous les types d’auditoires de se retrouver choyés, atterrit néanmoins ici avec un bémol mineur mais difficile à ignorer : celui du sentiment que l’oeuvre déjoue le truisme avec grâce, mais s'avère en bout de ligne satisfaite de ses principes assez élémentaires.
Les premiers miles de Up in the Air assurent, s’ouvrant sur (encore une fois, sous les commandes de Reitman) un générique qui met l’eau à la bouche. Alors que Thank You for Smoking s’amorçait avec une infographie relevée d’emballages de cigarettes rétro et que Juno était entamé par la déambulation bédéesque de sa protagoniste, le réalisateur choisit ici de segmenter des prises de vue aériennes d’étendues étatsuniennes sous l’air de This Land is Your Land de Woody Guthrie, repris par Sharon Jones & the Dap-Kings en mode funk. Rapidement, la cadence de vie de Ryan Bingham (George Clooney) nous est exposée : passant à travers les procédures de sécurité à l’aéroport comme l’on remonte sa montre, dînant dans de copieux restaurants pour ensuite s’endormir dans des suites hôtelières douillettes, celui-ci passe la majorité de son année loin de son appartement coquille vide au Nebraska. Son gagne-pain? Congédier les employés de sa filiale aux quatre coins du pays, ces pauvres gens dont le poste est passé sous le couperet dû à l’état économique chancelant de leur nation. Entre deux renvois, Ryan anime des conférences plutôt faciles sur l’accomplissement personnel. Entre deux conférences, une partie de jambes en l’air avec Alex (Vera Farmiga), celle-ci se désignant elle-même comme son homologue féminin (‘‘Think of me as yourself with a vagina’’) - cela dit, seulement quand ceux-ci ont la chance dans leurs déplacements de se retrouver dans la même ville. Tout à fait à l’aise avec son mode de vie dépourvu d’engagement émotionnel, Ryan en viendra cependant à se questionner quand on lui accaparera la tâche de former professionnellement la jeune Natalie (Anna Kendrick), carriériste énergique et un brin coincée qui lui reprochera son contentement d’une spiritualité nomade.
On peut immédiatement entrevoir l’attrait que présente l’adaptation cinématographique d’un tel récit alors que l’Amérique, connaissant sa plus douloureuse récession économique depuis le krach boursier de 1929, renoue avec le chômage de masse. Ryan Bingham, pion exécutif rattaché à sa valise et comptant rigoureusement ses Air miles, saurait incarner l’âme idéale pour recevoir les impressions ravageuses de ces travailleurs mis à pied, tout en personnifiant un point de vue externe idéal de leur triste situation. Étant lui-même une composante de ce climat corporatif frigide contraignant des licenciements par milliers (et ce, peu importe l’ancienneté ou l’expérience), Ryan permet donc un certain dialogue entre les gens d’en haut et ceux d’en bas, ces derniers étant la plupart du temps réduits à de simples statistiques plutôt qu’alloués à manifester leur désarroi en personne. Reitman emploie donc un procédé particulier pour traduire cet échange : plusieurs montages d’entrevues authentiques filmées dans bon nombre de villes avec de vrais employés destitués, ceux-ci reproduisant leur ébranlement devant la caméra comme si leur interlocuteur fictif venait juste de leur annoncer la nouvelle difficile. Si ces tentatives de commentaire sociétal ne tombent pas exactement à plat, pourvoyant même quelques instants poignants grâce à des témoignages emplis d’émotion se complétant bien l’un l’autre, leur usage est ultimement gâté par les apparitions distrayantes des comédiens Zach Galifianakis et J.K. Simmons, dont l’envergure de bien-aimés dans la comédie donne à la technique privilégiée des airs de mauvaise plaisanterie. Une fois ces intermèdes frappants, mais à la ponctuation douteuse, survenus, il faudra savoir patienter avant de palper à nouveau ce fond d’affliction, la gravité du scénario allant subséquemment battre en retraite pour un tronçon considérable du long-métrage.
Tout compte fait, le film de Reitman ne paraît pas mirer une peinture sociale extrêmement élaborée, son enjeu central étant bien élucidé à mi-chemin : le bonheur de Ryan Bingham. Certes, s’il est plutôt décevant de constater l’absence de progression dans son discours sur la gestion des rapports humains dans une période d’implosion économique, Up in the Air convie néanmoins une étude de caractères très potable. Sans parfaitement contourner certaines facilités sentimentales, le film est articulé autour d’un trio de personnages dessinés et interprétés avec suffisamment de profondeur pour surpasser leurs canevas. La conversation qu’entretiennent Ryan, Alex et Natalie à la suite d’une peine d’amour affligeant cette dernière, fort probablement la scène la plus fine de l’ensemble, expose distinctement les espérances et aspirations face à la vie de chacune de ces personnes de générations différentes; Ryan et Alex, deux êtres d’apparence comblés par leur existence migratrice, se révéleront pourtant des individus plus complexes et tourmentés que leur philosophie coulante laisse présager, et Natalie n’en sera pas à son premier désenchantement.
Ce volte-face du troisième acte engendré par le mariage de la petite soeur de Ryan aura déjà été critiquée par plusieurs comme pivot moralisateur, voire conservateur - il est vrai que la comparaison entre la réalité lassante et solitaire de Bingham et la promesse d’un avenir rayonnant dans l’union matrimoniale de sa soeur laisse d’abord cette impression. Pourtant, cet important changement de perspective quant au quotidien barbant de son protagoniste, ce renouveau intérieur terrant une piste vers une conclusion étonnamment mélancolique, met justement en relief le tempérament changeant de ce bien-être qui semblait totalement acquis pour une personne, et qui possède la capacité de se tarir à la suite d’un seul évènement, d’une seule rencontre bouleversante. Par des indices subtils répandus à travers une mise en scène sensiblement plus méditative que celle qu’arborait ses projets précédents, Jason Reitman, s’il rend manifeste le fait que Bingham ne trouve pas rédemption immédiate ni illumination, fait pencher ce dernier vers une mutation morale scrupuleuse, permettant ainsi de faire ressurgir l'arrière-plan maussade qu’il avait invoqué plus tôt dans son récit, puis mis en sourdine.
Bonnes observations, bon film. Il ne manque donc pas énormément à cet Up in the Air pour être en mesure d’épauler tous les lauriers affichés sous son titre au bout d’une année cinématographique assez quelconque. Tel qu’attendu, les visages sont attachants, et leurs performances uniformément adroites : George Clooney applique toujours son tact viril et désinvolte sans une trace de lassitude, bien qu’il n’occasionne rien de bien grand pour se distancier de l’aura ‘George Clooney’, alors que la jeune Anna Kendrick trouve approximativement la bonne proportion d’acerbité et d’anxiété à jauger à son rôle tour à tour agaçant et vulnérable. Enfin, la limpide et élégante Vera Farmiga resplendit alors qu’elle parvient à communiquer les initiatives de son personnage avant même que ses répliques ne les signalent. Le trajet jusqu’à destination est agréable, consensuel - précisément les traits qui obstruent son potentiel de film important, vues ses thématiques pesantes, à vraiment prendre son envol. Mais un film important Up in the Air n’est pas, et encore moins un coup de maître - rien de vraiment problématique, direz-vous, et avec raison. Il n'y a pas une réplique fâcheuse, une seconde imbuvable dans ce visionnement dégagé et aux réparties souvent drolatiques. Alors pourquoi cette impression que la sûreté chaleureuse et coutumière du cinéma de Jason Reitman pourrait éventuellement ne plus lui garantir l’appui de tous lors de la saison des galas?
Critique publiée le 26 décembre 2009.