Clint Eastwood travaille depuis pratiquement cinquante ans avec Warner Bros, un studio réputé pour prendre soin de ses auteurs. Il a été souvent associé à l’idée du « one for them, one for me », un contrat plus ou moins implicite lui donnant le contrôle créatif sur un de ses projets en échange d’une réalisation à valeur plus commerciale. En réalité, il serait difficile de déterminer lesquels de ses films sont « pour lui » et lesquels sont « pour eux », surtout dans sa grande période des années 1990, où plusieurs de ses œuvres obtinrent autant un succès populaire qu’un succès d’estime. C’était le cinéaste idéal, à la fois prestigieux et rentable, une star de surcroît, parfaitement à l’aise de travailler dans les paramètres d’un grand studio. En 2014, American Sniper fracassait le box-office (350 millions dans le monde pour un budget de 50 millions, le film le plus rentable en Amérique du Nord) et se retrouvait dans les nominations aux Oscars (meilleur film, meilleur acteur, meilleur scénario, etc.) — peu importe ce que nous pensons du bébé de plastique ou du positionnement idéologique de l’œuvre, c’était pour Warner Bros une sortie majeure.
Aujourd’hui, à peine dix ans plus tard, Juror #2 est lancé rapidement dans très peu de salles, sans campagne publicitaire : le film était destiné au streaming, sur la plateforme du studio, Max, comme si d’emblée ce type de projet n’avait plus de place dans les cinémas. Il s’y retrouve finalement pour assurer qu’il puisse être en nomination aux Oscars, et parce que les échos de la presse, après sa première, ont été des plus positifs. Alors si la critique, dans les dernières semaines, s’est empressée de reprocher à Warner Bros cette mise en marché apparemment dédaigneuse, du point de vue du studio, le simple fait d’avoir une sortie en salle démontre encore leur respect envers Eastwood ; seulement, en 2024, il semblerait qu’il n’est pas possible d’en faire plus pour se mettre derrière un tel film [1]. Cela en dit long sur les changements ultrarapides qui ont bouleversé le système de production hollywoodien, d’autant plus qu’il ne s’agit pas ici d’une curiosité étrange comme l’était The 15:17 to Paris (2018), ni une offrande réservée aux plus fervent·e·s admirateur·rice·s de l’auteur, comme The Mule (2018), ni un film complètement rétrograde dans son portrait du machisme, comme Cry Macho (2021). Au contraire, Juror #2 est on ne peut plus classique, un modeste drame judiciaire qui, à une autre époque, aurait apparu autant « pour lui » que « pour eux », et qui, en d’autres circonstances, aurait probablement trouvé son public, même s’il (ou parce qu’il) s’agit d’un ovni dans le contexte contemporain. Il est difficile de ne pas y penser pendant le visionnage tant le récit est prenant, tant nous nous laissons emporter par la pure efficacité dramatique d’un scénario (signé Jonathan Abrams) bien mené par des interprètes remarquables, tant, au-delà de la valeur nostalgique et de mon propre amour pour Eastwood, il s’agit, tout simplement, d’un excellent film.
Ce juré numéro 2, il s’agit de Justin Kemp (Nicholas Hoult) qui, lors d’un procès pour homicide, découvre qu’il est peut-être responsable de la mort de la victime. Un an plus tôt, celle-ci avait été trouvée dans un fossé sur le bord de la route, exactement là où, la veille, Justin, en pleine nuit et à la pluie battante, avait heurté quelque chose avec sa voiture. Il avait alors inspecté son véhicule, fouillé les alentours, mais n’avait trouvé aucune trace, concluant qu’il avait dû frapper un chevreuil, puis n’avait pas repensé à cet accident — jusqu’à ce qu’il se retrouve au tribunal. Même si tous les indices pointent vers le conjoint, avec un passé criminel chargé, le doute s’installe, et Justin, un ancien alcoolique attendant son premier enfant, risque la prison s’il est effectivement responsable d’une mort. La coïncidence derrière cette prémisse force la vraisemblance, mais elle permet d’explorer un dilemme moral et d’ainsi interroger le système de justice : « Il n’est pas parfait », déclare la juge au début du procès, « mais c’est le meilleur que nous avons », Juror #2 s’employant ensuite à en dénicher les failles.
La principale de ces faiblesses concerne le rapport biaisé que chaque individu entretient avec la réalité, autant parce que les intérêts personnels viennent influer les gestes et les perceptions que parce que les préjugés concernant qui « mérite » d’être puni (et par quels moyens) ne s’accordent pas toujours avec les faits. Eastwood dialogue ainsi de façon ouverte avec 12 Angry Men (1957), Justin étant le seul de son jury qui, au départ, s’oppose au verdict de culpabilité, comme le juré numéro 8 interprété par Henry Fonda dans la version de Sydney Lumet. Mais contrairement à cet homme entièrement consacré à déceler la vérité, d’une façon détachée et moralement exemplaire, Justin cherche au mieux à innocenter un homme, mais sans s’impliquer lui-même, sans trop en révéler sur l’affaire. La confiance inébranlable d’un Fonda représentait le système en marche, non parce que son personnage croyait fermement et avec raison en l’innocence de l’accusé (il émettait plutôt un doute raisonnable), mais parce qu’il était porté par la certitude qu’il est possible d’arriver à un verdict juste et vrai, et parce qu’il pouvait organiser une discussion avec les autres jurés pour qu’ils parviennent à utiliser leur expérience personnelle pour éclairer la vérité plutôt que l’obscurcir. Les délibérations de Jury #2 reprennent les mêmes idées, chaque personnage approchant le cas depuis sa perspective singulière, qui permet parfois de mieux voir l’affaire (une médecin peut analyser une radiographie des blessures) mais plus souvent de la brouiller (Justin, ou un homme qui a perdu un proche à cause du réseau de drogues dans lequel a déjà été impliqué l’accusé). Mais sans l’équivalent d’un Fonda, Eastwood souligne à quel point l’impartialité est un vœu pieux, et comment chacun travaille surtout pour lui-même.
:: Toni Collette (la procureure) et Nicholas Hoult (Justin) [Malpaso / Warner Bros.]
Cela n’aboutit pas à une condamnation de l’institution, comme on aurait pu le croire d’un auteur souvent associé au libertarisme et à la justice personnelle des cowboys : le personnage de Justin, comme celui de la procureure (Toni Collette), qui doit gagner son procès pour avoir une chance de remporter ses élections, et qui finit par se retrouver elle aussi dans un dilemme (aider sa carrière et sa réputation, mais au prix d’envoyer un homme peut-être innocent en prison), rejoignent une longue lignée de protagonistes eastwoodiens se débattant avec des questions similaires. Le cinéaste suggère ainsi que l’idéal d’une justice objective, basée sur des faits établis et résultant en un jugement parfaitement proportionné au crime, pour autant que l’on puisse définir, déjà, ce qui constitue un crime et sa gravité, est hors de portée pour une humanité faillible, souvent trop repliée sur elle-même. Le cowboy en quête de vengeance devient la figure emblématique de ce cinéma, non parce qu’il se substitue à l’inefficacité d’une institution étatique, mais parce que ses actions sont entachées par un individualisme qui est trop souvent le nôtre, et qui est l’opposé même de ce qu’implique cette vision de la justice. Les retours en arrière de Juror #2 sont en ce sens particulièrement éloquents, car même s’ils sont ancrés dans un point de vue défini (les souvenirs d’un témoin ou de Justin), ils ne sont jamais présentés comme faux ou contradictoires entre eux, mais simplement tronqués : il y a tout un monde qui s’étend au-delà du cadre, et la vérité semble toujours se trouver dans cet hors-champ. Pas même dans la rencontre entre tous les points de vue, qui aboutirait à une vision d’ensemble complète, mais dans des zones d’ombre à jamais inaccessibles à un regard humain trop partial et égoïste.
D’où la sobriété de la mise en scène, un classicisme qui efface toute trace dénotant trop évidemment la présence d’un auteur derrière la caméra, un style sans style qui suggère une posture d’observation détachée, à l’instar de ce stoïcisme typique des personnages interprétés par Eastwood en fin de carrière. À une époque où la flamboyance est souvent la meilleure marque de l’auteur·rice (il faut montrer sa différence par des signes ostentatoires), où la mise en scène vise généralement le spectaculaire, ce côté effacé peut facilement paraitre paresseux, ou « télévisuel », mais c’est pourtant essentiel à la démarche : il faut savoir se défaire de soi-même (comme un Fonda d’ailleurs), jusque dans cette mise en scène en apparence conventionnelle (mais en réalité complètement investie par le cinéaste), ou jusque dans des gestes sacrificiels, altruistes, posés par les protagonistes d’Eastwood dans des films tels que Gran Torino (2008) et The Mule, comme pour tendre vers cet idéal d’une justice désintéressée, pour essayer de rétablir l’équilibre dans la balance, jusque dans la filmographie de l’auteur (après les récits de vengeance, ceux d’abnégation). Cela suppose qu’il est possible de changer, que nous sommes lourdement hanté·e·s par le passé mais pas enchaîné·e·s, un thème qui est aussi au cœur de Juror #2 : la question est posée à propos de l’accusé (peut-il réellement se réformer de son passé criminel ?) pour être mise en parallèle avec Justin, qui a réussi à mettre son alcoolisme derrière lui depuis quelques années. Si l’un peut changer, pourquoi pas l’autre ? Peut-on châtier un homme pour un crime qu’il n’a pas commis, afin de compenser pour ceux qui sont restés auparavant impunis ? Ou pour empêcher ceux qu’il pourrait encore faire, si nous croyons qu’il sera toujours le même ?
Pour porter ces interrogations, Hoult s’avère remarquable, un choix de casting à la fois surprenant et évident : on peut se rappeler que dans Mad Max : Fury Road (George Miller, 2015) comme dans Renfield (Chris McKay, 2023), ses personnages apprenaient à douter de leurs maîtres, leurs convictions étaient ébranlées, un peu comme ici Justin porte le poids du dilemme moral. Mais Hoult le fait avec une belle retenue, distincte du ton plus caricatural des productions auxquelles il est plus souvent associé, au point que de le retrouver dans ce registre dramatique réaliste tient pratiquement de la révélation. Cela participe à ce sentiment de regarder un ovni, une sorte de monde parallèle peuplé de visages familiers, un Hollywood qui aurait pu être, à la fois classique et contemporain. Cela s’étend jusqu’à la vision de l’Amérique derrière le récit, et qui semble aujourd’hui parfaitement illusoire : douze personnes d’ethnies et de genres divers, qui se rassemblent dans une même pièce et qui discutent de la justice dans le but commun d’établir la vérité, cela nous apparait inconcevable. Il s’agit bien d’un modèle de société, où chaque individu peut parler depuis sa singularité et tenter de trouver un accord, l’unanimité, avec d’autres qui en font de même, pour faire avancer un projet commun, et même si ce système est ici plus sévèrement regardé que dans un 12 Angry Men, le film se positionne essentiellement du côté de la juge, comme le meilleur que nous avons malgré ses défauts.
Difficile alors de ne pas faire le lien avec la tradition hollywoodienne dans laquelle s’inscrit franchement Juror #2, tant elle était portée par ce rêve américain : elle nous apparait, elle aussi, bien lointaine, révolue, sentiment renforcé par la timide sortie en salle, comme si l’industrie ne savait plus quoi faire d’un tel film et de tout ce qu’il représente. Mais il reste Eastwood, et pour quiconque a déjà été attaché à cette esthétique, a déjà pensé que c’était la meilleure que nous avions, il est émouvant de voir qu’il est encore capable d’y croire et de la prolonger encore un peu.
[1] Voir notamment cet article de Variety : https://variety.com/2024/film/columns/warner-bros-dump-clint-eastwood-juror-2-oscar-1236201974/
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