DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Heretic (2024)
Scott Beck et Bryan Woods

Avoir foi en Hugh Grant

Par Sylvain Lavallée

Au moment d’écrire ces lignes, les critiques Letterboxd les plus populaires à propos d’Heretic se ressemblent : « No fucking way Hugh Grant just compared JESUS to Jar Jar Binks», «i shit you not hugh grant sings creep by radiohead and meows in this», ou « hugh grant lana del rey stan confirmed». Et au fond, il n’y a peut-être rien de plus à dire sur ce film, qui comporte effectivement une séquence où Hugh Grant explique que les religions organisées sont des itérations de la même idée, comme « Get Free » de Lana Del Rey emprunte sa progression d’accords à «Creep», qui était elle-même empruntée à «The Air That I Breathe» des Hollies. Le monologue, passant aussi par les diverses versions de Monopoly et, oui, Jar Jar Binks, est particulièrement savoureux, d’autant plus qu’il est livré par un Grant qui s’amuse à fond dans un rôle de vilain. Il en a l’habitude, depuis Paddington 2 (2017) où il interprétait l’adversaire de l’ours amateur de marmelade : l’intuition heureuse a été de lui demander de jouer comme s’il était encore dans une comédie romantique des années 1990, de conserver son sourire franc, ses hésitations et ses maladresses. Alors ce qui apparaissait, à l’époque, comme de l’humilité et de l’humour autodérisoire sert maintenant de contrepoint comique aux ambitions maléfiques de son personnage, et celui qui était le partenaire amoureux rêvé, idéal, se révèle aujourd’hui être un salaud. L’idée, évidemment, vient résonner avec l’air du temps, mais d’une manière légère et amusante, ce que d’autres films ont aussitôt saisi, notamment Dungeons & Dragons: Honor Among Thieves (2023), où il était le roublard maître de l’arnaque, dans une variation sur l’acteur déchu devenu voleur de Paddington 2.

Et maintenant, le voilà ici dans le rôle de Mr. Reed, un professeur de théologie à la parole aisée qui enfile les arguments fallacieux avec un enthousiasme constant, et qui use de son charme irrésistible comme d’un piège pour tenter de convaincre deux mormones que leur foi est mal placée. Lorsque les sœurs Barnes (Sophie Thatcher) et Paxton (Chloe East) cognent à la porte de Reed pour lui vendre leur salade, le fait qu’il porte le visage affable de Grant nous aide à comprendre pourquoi elles décident de lui faire confiance quand il les invite dans sa demeure en leur assurant qu’il n’est pas seul, que sa femme prépare une tarte aux bleuets. Rapidement, elles soupçonnent qu’il n’y a peut-être pas de conjointe à la cuisine, mais à ce moment il est déjà trop tard, la porte s’est refermée et verrouillée, et elles ne peuvent que suivre leur hôte, qui les invite à s’enfoncer dans un long couloir obscur. Le scénario est plutôt habile, dans sa première moitié, pour jouer avec cette situation, et plutôt audacieux : il s’agit après tout d’un huis clos à trois personnages constitué d’une longue discussion sur la foi. Celle-ci n’est pas particulièrement convaincante, et ne risque guère de convertir qui que ce soit, ni d’un côté ni de l’autre, mais cela importe moins que le climat de méfiance et de crainte, qui lui est efficace. Surtout grâce aux acteur·rice·s, Grant mais aussi Thatcher et East, toutes deux remarquables : elles rendent vraisemblable la crédulité initiale de leurs personnages, pour ensuite alterner entre une émouvante fragilité, alors que les doutes et la peur les gagnent, et une conviction inspirante quand elles tiennent tête à leur séquestreur.

C’est dans ce contexte que survient le monologue sur Monopoly, Radiohead et Jar Jar Binks, un répit humoristique surprenant qui coupe la tension avant le basculement vers l’horreur proprement dite, dans la deuxième moitié du film. Mais c’est à partir de ce point, aussi, que Heretic perd graduellement tout intérêt, alors que sa critique déjà timide de la religion prend peu à peu la forme d’une métaphore grossière, reposant, sans trop en dire, sur ce renversement de la figure de Reed, passant d’un orateur séduisant à une sorte de geôlier qui exploite la naïveté des autres (un peu, d’ailleurs, comme la maison hantée de Haunt [2019], des mêmes cinéastes, qui se transformait en théâtre meurtrier pour interroger la crédulité des protagonistes). Le scénario va jusqu’à emprunter la rhétorique d’un autre film récent, « parce que vous m’avez laissé faire » : en effet, Reed se justifie par l’exacte même phrase qui conclut l’argument de Speak No Evil (dans la version originale [2022] comme dans le remake américain [2024]), ces œuvres travaillant la même idée d’une confiance en l’autre mal placée. Mais la réplique apparait d’autant plus creuse ici qu’en réalité, à aucun moment, les deux femmes ne se sont « laissées faire » ; au contraire, elles essaient de s’échapper dès leurs premiers doutes envers Reed, très tôt dans le récit. La finale se fait alors des plus confuses, les cinéastes ne sachant pas très bien comment jongler avec, d’une part, leur métaphore essentiellement anti-religieuse et, de l’autre, la nécessité d’avoir des protagonistes fortes, dont la foi et les convictions leur permettent de s’opposer à leur bourreau.



:: Sophie Thatcher (Sister Barnes) et Chloe East (Sister Paxton) [Beck Woods / A24 / et al.]


Mais qu’importe, en fait, Heretic n’avait besoin que d’une seule scène pour se démarquer, et elle semble avoir été entièrement conçue pour faire rouler les réseaux sociaux : le monologue de Grant va engendrer nombre de répliques rusées sur Letterboxd, puis de gifs, de mèmes et de reels. En un sens, cela n’a rien de nouveau, la star hollywoodienne a toujours été un argument de vente qui, malgré cela, peut nous inspirer et nous émouvoir, et maintenant sa valeur mercantile se mesure en partie grâce aux réactions sur les réseaux sociaux, qui vont assurer une visibilité au film. Mais que faire d’une performance lorsqu’elle est pensée pour être découpée en morceaux, partagée en fragments sur Internet ? Ce n’est pas un hasard si le monologue d’Heretic s’imbrique assez mal au reste du film, et qu’il s’agit de la seule chose dont nous avons envie de parler en sortant de la projection. Le problème n’est pas que la séquence n’est pas jouissive (elle l’est), mais que le plaisir demeure des plus superficiels et que le jeu sur l’image de Grant n’est jamais réellement développé, tant sa personnalité doit pouvoir être réduite à quelques secondes infiniment reproduisibles.

Plus encore, le personnage de Reed nous enseigne implicitement à nous méfier de tout ce que son interprète représentait autrefois (il ne s’agit plus que d’un leurre) — et, surtout, à travers son discours anti-religieux, il nous demande de ne pas succomber à la séduction exercée par des figures comme les stars. Hollywood s’amuse depuis déjà longtemps à renverser les images des interprètes (pensons à cet autre Grant habitué des comédies romantiques, Cary, dans Suspicion [1941]), mais dans les dernières années cela est accompagné d’un regard ironique qui voit tout cela comme un simple jeu de surface : étrangement, Heretic ne semble pas plus croire à la méchanceté de Hugh Grant qu’à son image emblématique de gentil célibataire puisque d’une manière ou d’une autre il s’agit d’une forme de mensonge, d’un acteur qui nous trompe pour les besoins de la fiction. Il n’y a pas si longtemps, une telle approche, qui dépouille la star de son sacré, aurait été considérée hérétique — cela dit sur le ton du constat plus que du jugement. Cela donne de ces performances savoureuses (on peut penser aussi à Nicolas Cage), mais qui paraissent en même temps restreintes par des scénarios et des cinéastes qui cherchent le geste mème-ifiable, aux dépens d’un réel investissement dans la personnalité de l’interprète. Un film comme Heretic finit donc par être des plus éloquents, un peu malgré lui, sur ce qu’il reste de la star aujourd’hui, dans un monde où croire n’est souvent rien de plus que la meilleure manière de se faire berner. Et voilà pourquoi, finalement, il n’y a réellement rien de plus à dire que « hugh fucking grant, you sick motherfucker », pour le meilleur et pour le pire.

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Critique publiée le 14 novembre 2024.