DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Amour au temps de la malaria, L' (1992)
Sanjiv Shah

Le cirque des idoles

Par Olivier Thibodeau

Sorti en 1992, Hun Hunshi Hunshilal est vite disparu de la circulation, à la manière d’une projection fantasmatique, n’apparaissant plus que sur la chaîne de télévision nationale indienne Doordarshan et sur quelques copies VHS de mauvaise qualité. Ce n’est qu’en 2020 que le film est reparu, bénéficiant d’une restauration 2K effectuée par la Film Heritage Foundation. La satire politique du film est alors réactivée en tant que charge contre le gouvernement autoritaire de Narendra Modi, s’inscrivant dans la mouvance contestataire du Night of Knowing Nothing (2021) de Payal Kapadia. Or, non seulement ces deux œuvres constituent-elles de brûlants pamphlets antifascistes, elles se recoupent aussi de manière structurelle grâce à leur mélange de fiction romanesque et d’images documentaires, la première accentuant le pouvoir d’évocation des secondes. Et même si le film de Shah adopte une forme plus conventionnelle, celle du film musical bollywoodien (tourné ici en langue gujarati), c’est pour mieux critiquer le processus de création des mythes au sein d’une nation nourrie aux grands symboles héroïques. C’est à la fois un exemple et un contre-exemple d’illusionnisme médiatique, une épopée révolutionnaire issue de l’hagiographie satirique d’un despote.

Né dans le village de Doongri (référence potentielle à l’agglomération éponyme du district de Jaipur au Rajasthan, limitrophe du Gujarat), Hunshi provient d’une famille de fermiers introduits récemment à l’agriculture hybride, qui, grâce aux semences U.S.U.R.P. en provenance des États-Unis, dont l’aigle emblématique apparaît triomphalement sur le sac, produisent désormais des oignons dix fois plus gros qu’auparavant. Une fois quitté son hameau natal pour la grand ville (fictive) de Khojpuri, où il s’enrôle à l’Institut des sciences morales, Hunshi (rebaptisé Hunshilal) s’inspire de son passé agricole pour créer le composé chimique Quin-o-Nion, utilisé par le gouvernement du potentat Bhadrabhoop II (Mohan Gokhale) pour combattre les « moustiques », terme péjoratif permettant d’assimiler les insectes porteurs de malaria aux opposant·e·s du régime, notamment les manifestant·e·s mobilisé·e·s contre un projet de barrage. Influencé par la femme qu’il aime, sa collègue scientifique Parveen (Renuka Shahane), Hunshilal décide finalement de changer son fusil d’épaule et d’épouser la lutte anti-gouvernementale, allant jusqu’à brûler les affiches propagandistes qui tapissent les murs d’un centre de service et lancer ses oignons sur les policiers, se transformant ainsi en martyr pour la cause des moustiques.

Question de cerner le processus d’évolution politique de ce héros mythologique des temps modernes, le film s’intéresse d’abord à la propagande étatique responsable de son attachement initial au souverain, puis à la propagande révolutionnaire qui le fera pencher du côté opposé. En effet, si les chansons du dernier acte nous rappellent l’humanité et le courage des moustiques, ce sont des chansons anti-moustiques qui accaparent la première partie du film, combinées aux chants patriotiques à la gloire de Bhadrabhoop, qui viennent complémenter le travail obséquieux des « journalistes » de la chaîne de télévision nationale, Devdarshan. La critique du pouvoir s’inscrit donc non seulement dans la représentation caricaturale du roi, qui joue dans son bain avec des navires de guerre et bannit unilatéralement les choses qui l’irritent ponctuellement (les cerfs-volants par exemple, ou la couleur rouge), mais elle concerne également l’appareillage médiatique qui relaie docilement ses édits, transformant chacun de ses caprices en interdit dogmatique. Le roi est décrit en chanson comme un « invocateur », qui « gagne les cœurs et abolit la faim en claquant des doigts, faisant voler les aéronefs en soufflant dans les airs ». La satire s’intéresse alors à un mécanisme moins anecdotique de l’exercice autocratique, soit le potentiel de conjuration délétère que possèdent les stations de nouvelles branchées directement sur le pouvoir. Qu’il s’agisse du passage subreptice des personnages vers l’intérieur des écrans de télévision diégétiques, des adresses du roi aux caméras de Devdarshan ou de l’ultimatum public qui suit immédiatement l’expression de son dédain pour les cerfs-volants, ce genre d’emboîtements évoquent parfaitement le pouvoir d’amplification de la « chaîne d’état » asservie au gouvernement.

Dans son exploration du pouvoir politique des symboles, le film aborde également la puissance iconographique des animaux totémiques utilisés pour polariser les individus, et pour élaborer le récit manichéen qui sert de fondement à la pensée absolutiste. De notre côté de l’écran, les politiciens opposent une classe moyenne en proie aux effets délétères du capitalisme à des migrants infortunés qu’ils identifient comme « la » cause de leurs déboires ; dans le film de Shah, on confronte la tortue, symbole de la « sécurité nationale », aux moustiques, emblématiques d’une forme d’infection virale des classes ouvrières (lire la malaria comme « l’affliction » de la dissidence). Il s’agit là d’une façon pour le roi de simplifier les enjeux sociologiques plus larges qui découlent d’un exercice du pouvoir unilatéral axé sur le « progrès » à tout prix. Car au-delà du récit de Bhadrabhoop, le despote ubuesque, et celui d’Hunshilal et de Parveen, que poursuit un trio d’agents gouvernementaux chantants qui cherchent à mettre la main sur le cahier rouge des révolutionnaires, le film déploie en filigrane une ethnographie locale particulièrement éclairante. S’intéressant aux fermiers vendus à la cause des semences transgéniques, aux travailleurs œuvrant à la démolition d’édifices patrimoniaux et aux mouvements sociaux de l’époque, le film inscrit son récit fantasque dans une réalité historique on ne peut plus tangible, qu’il étoffe de moult séquences documentaires ad hoc. Or, si l’image de la tortue (comme de l’aigle américain) permet d’ennoblir le sombre dessein des nations antidémocratiques, ainsi même l’insecte leur permet de discréditer les revendications (et la réalité) du peuple, assimilant les classes pauvres (et par extension la gauche qui vise à les défendre) à une forme de vermine qui mérite d’être exterminée.



:: Mohan Gokhale (le roi Bhadrabhoop II) [Karnar Productions]


:: Renuka Shahabe (Parveen) et Dilip Joshi (Hunshilal) [Karnar Productions]


Au même titre que la malaria, qui constitue dans la diégèse une maladie symbolique des mobilisations collectives, l’amour n’en est pas moins une autre forme de conjuration, artistique cette fois, ancrée dans la plus pure tradition du cinéma bollywoodien. À preuve, la rencontre initiale entre Hunshilal et Parveen, dans une chorégraphie du coup de foudre parfaitement usitée qui se développe en romance aux accents doucereux se déployant dans un lexique de tableaux parfaitement convenues (la balade conjointe à vélo ou les conversations idylliques sur le bord de la rivière). Le potentiel révolutionnaire de l’amour évoque aussi une vue de l’esprit, dont le caractère essentialiste ressort lourdement, alors qu’une féminité empreinte de compassion vient dompter la masculinité rugueuse, encline à l’endoctrinement, de son âme sœur. Engraissée aux frasques des idoles bollywoodiennes, que nous découvrons tôt dans le film à l’occasion d’une séquence où Hunshi apprend l’amour par le biais du cinéma, en étant bombardé par un montage d’extraits classiques de films romantiques, cette complicité amoureuse des deux protagonistes influence jusqu’à la traduction internationale du titre qui, plutôt que de s’intéresser à la subjectivité du héros (
Hun Hunshi Hunshilal), se cantonne exclusivement à cette idée d’amour de conte de fées (Love in the Time of Malaria). Heureusement, celle-ci finira par se distiller dans une imagerie subversive autrement plus puissante que la beauté rosie d’une quelconque idylle romantique.

Dans l’une des séquences les plus mémorables du film, Parveen détruit un flacon de Quin-o-Nion, qui se brise en mille morceaux sur le sol lors d’un argument politique avec Hunshilal, geste de révolte iconoclaste qui libère celui-ci et l’amène à flotter au-dessus de la ville, gracieuseté d’un plan truqué magistral qui emporte l’homme avec la caméra. Les paroles de la chanson qui accompagnent cette envolée (lyrique) sont distinctement évocatrices : tout n’est qu’illusion dans le « cirque des idoles » que constitue la Khojpuri en contrebas. C’est la piqûre du moustique, qui permettra au protagoniste de commencer à y voir plus clair, à douter des enseignements du grand leader Bhadrabhoop, à s’intéresser aux louanges que chante son barbier à propos des moustiques et aux doléances d’une populace appauvrie, le poussant à combattre la bureaucratie méprisante de la nation, puis à accepter son sort de martyre révolutionnaire. Le film se termine d’ailleurs avec une image insolente et magnifique, alors que de la main d’Hunshilal s’envole un papillon, au moment où un groupe de jeunes assassinent le roi, évoquant un cycle de renouveau bâti par la nouvelle génération sur le cadavre des moustiques sacrifiés pour la cause.

Profitant du caractère méta inné du cinéma bollywoodien, dont les numéros musicaux permettent de réfléchir sur la matière même de ses récits, le film nous parle également du pouvoir manipulateur des airs héroïques propres à la culture indienne. Les odes au roi qu’on retrouve dans la première partie et les louanges à Hunshilal qui parsèment la seconde établissent ainsi deux chansons de geste concurrentes, celle du souverain exalté dont chacune des actions mérite l’admiration, puis celle de l’inspirant activiste, qui torche à la main s’attaque aux « serpents » du gouvernement en brûlant les idoles publicitaires impies que ceux-ci ont créées pour asseoir leur pouvoir. D’une façon paradoxale, parfaitement assumée, qui tend à prouver le potentiel illusoire positif et négatif de la machine propagandiste, le film incite donc à la révolte en dénonçant l’incitation à la haine perpétrée par Bhadrabhoop. Comme pour appuyer encore son message, il se termine par une injonction à « ne pas croire aux histoires, et ne pas se perdre, ne pas rester silencieux et ne pas tomber endormi », message d’autant plus pertinent qu’aujourd’hui, la poudre aux yeux suffit pour accéder aux plus prestigieux offices du monde…

 

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Critique publiée le 10 novembre 2024.