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Dahomey (2024)
Mati Diop

Retour au pays natal

Par Frédérique Lamoureux

« Quand les hommes sont morts, ils entrent dans l’histoire. Quand les statues sont mortes, elles entrent dans l’art. Cette botanique de la mort, c’est ce que nous appelons la culture », profère la voix off du film Les statues meurent aussi réalisé par Chris Marker et Alain Resnais en 1953. Il y a plus de 70 ans donc, ce petit film d’essai d’une trentaine de minutes commandé par la revue Présence africaine [1] critiquait non seulement l’entreprise coloniale qu’est l’appropriation d’œuvres africaines par le gouvernement français, mais il suggérait d’en penser les prolongements, assimilant le « devenir œuvres d’art » d’anciens objets de culte à leur mort en bonne et due forme. Comme en réponse au film de Resnais et Marker, Dahomey, nouveau documentaire fantastique de la cinéaste Mati Diop, ressuscite la statue-oiseau du roi Ghézo, dernière œuvre du lot des vingt-six statues de la collection du musée du quai Branly (constituée de plus de 7000 objets) restituées au Bénin par le gouvernement français en 2021, en lui inventant une voix. C’est cette voix caverneuse (celle, retravaillée par traitement vocal, de l’auteur haïtien Makenzy Orcel, qui a d’ailleurs participé à l’écriture du texte scandé) à la fois masculine et féminine, qui s’arrache à la nuit profonde et opaque dans laquelle elle gisait depuis 1892 pour s’adresser à nous, spectateurs de son retour au pays natal.

« Amputée de la terre, j’étais morte », nous dit solennellement la statue numéro 26 dans sa langue maternelle, le Fon, langue véhiculaire la plus parlée au Bénin, ancien royaume du Dahomey. Morte, comme ces tours Eiffel de pacotille qui, dans les premiers plans du film, scintillent de tous leurs feux dans la nuit parisienne, morte car devenue objet de curiosité, artéfact sous le regard du colonisateur blanc qui, depuis qu’il « possède » ces statues, n’a pas choisi de les exposer au Louvre, non, mais plutôt de les disposer dans un musée ethnographique, là où les peuples d’Afrique continuent à être présentés sous le visage de l’Autre. Morte, donc, car prise hors de son contexte, hors de son rapport aux traditions cultuelles, hors de l’écosystème qui l’a vue naître puis vivre aux côtés des vivants. Bien qu’encore captive des salles d’exposition du musée parisien, la statue du roi Ghézo s’anime, comme réveillée d’un long sommeil par les soudains mouvements des ouvriers qui s’agitent autour d’elle afin de la déposer dans la boîte de transport dans laquelle elle retournera au Bénin. Conviés à faire le voyage avec elle et ses consœurs — dont la statue homme-lion du roi Glele et celle mi-homme, mi-requin de Béhanzin sur lesquelles la caméra s’attarde plus d’une fois — nous suivrons les œuvres de leur laborieux emballage par les employés blasés du quai Branly à leur arrivée en grande pompe au Bénin puis à leur installation dans un nouvel espace muséal, celui du palais de la Marina où une salle à la scénographie étudiée a été conçue pour les mettre à l’honneur. Cette épopée, on la suivra au rythme d’une bande-son électro envoutante aux sonorités spectrales composée par Wally Badarou et Dean Blunt.

Après les plans froids et cliniques de la partie parisienne du film (la première) où alternent les plans fixes de la statue qui monologue sur fond noir, les plans larges et mouvants décortiquant les opérations des hommes de manutention qui manipulent les objets qui s’apprêtent à traverser l’océan et les images de vidéosurveillance qui scrutent les corridors du musée, la caméra de Diop nous transporte au Bénin, là où viennent tout juste d’atterrir les avions transportant la statue du roi Ghézo et les vingt-cinq autres trésors royaux restitués au pays. Là, dans les rues de Cotonou, le peuple est à la fête. Les habitants ont revêtu leurs plus beaux habits, ils chantent, ils dansent pour honorer le retour des statues, trésors qui devraient appartenir à tous, mais que seuls les Béninois les plus privilégiés auront la chance d’admirer de leurs yeux; la vaste majorité du peuple étant accablée par la pauvreté, elle n’a pas le luxe d’accorder son temps ni son argent à la contemplation des spectres du passé.
 


[Les Films du Bal / Fanta Sy / Arte France Cinéma]


Ce n’est pas que les populations les plus modestes n’aient pas le goût de l’art. Cette idée élitiste, les plans de Diop la démentent d’ailleurs avec soin, s’attardant à capturer les regards curieux des ouvriers du palais qui, happés par l’aura des statues, cessent toute activité pour en contempler la majesté et peut-être se rendre sensibles aux enseignements que recèle leur silence apparent avant d’être écartés par des gardiens de sécurité. Là, la surveillance ramène à l’ordre et rappelle que si les statues sont revenues sur le sol béninois, elles ont malgré tout transité d’une institution à une autre, des mains d’une instance de pouvoir à une autre, perpétuant leur séparation d’avec le peuple à qui on a promis leur retour. Simple manipulation marketing vouée à redorer les blasons ternis d’une France en quête de reconnaissance symbolique et à applaudir les efforts du gouvernement de Patrice Talon, président de la République du Bénin que cette soudaine restitution des trésors du Bénin initiée par Macron ? Certainement. Mais le film, en plus de suggérer la mauvaise foi des hommes politiques et ce, sans jamais offrir de discours univoque, nous permet de penser au-delà des stratégies manipulatrices des deux états concernés : elle nous permet de penser la jeunesse béninoise et son rapport à un héritage qui porte encore les stigmates de l’entreprise coloniale. À cet égard, l’importance des silences dans le film contribue à la création d’images dialectiques suggérant que dans le tissu du présent survivent les spectres de la colonisation. Les séquences où la caméra s’attarde sur les visages, ceux, émerveillés des enfants découvrant les statues, ceux, nimbés de lumière, des jeunes fêtards ou celui, endormi, d’une jeune femme s’assoupissant dans une salle de cinéma, creusent des espaces vides où la mémoire a le loisir de s’infiltrer. Ainsi, le film se construit dans une tension entre le dit et le non-dit. Chaque silence, chaque plan fixe agit comme une ponctuation poétique invitant le spectateur à prendre le temps de ressentir, d’écouter ce que le film n’explicite pas.

Soucieuse de faire entendre des voix multiples, Diop se tourne, dans la dernière partie du film, vers des étudiants rassemblés à l’Université d’Abomey-Calavi pour discuter des enjeux que soulève la restitution des œuvres d’art autrefois ravies par les colons français. Dans l’agora où se déroule la discussion, les discours sont aussi pluriels que les voix qui les portent, ils apportent chacun une tonalité, un rythme, une texture qui enrichit l’ensemble : certains se réjouissent de la restitution des statues et considèrent qu’elle contribuera largement à valoriser l’histoire du pays, d’autres y voient l’opportunisme de l’ancien colonisateur, son incommensurable culot, d’autres encore souhaitent profiter de ce moment historique pour travailler à la récupération d’autres pièces du trésor jadis pillé. L’effet produit est celui d’un chœur où les dissonances se juxtaposent aux harmonies. À cet égard, elle se démarque de bien des documentaristes en refusant de hiérarchiser ou de simplifier les points de vue.

C’est notamment cette pluralité des voix et de regards, cette polyphonie humaniste et pensante, qui fait la beauté de ce documentaire fantastique. Restituant non seulement à la statue-oiseau du roi Ghézo, mais aux jeunes béninois une parole qui leur a longtemps été arrachée, Dahomey s’impose davantage comme un film sur les stigmates de la colonisation que comme un film sur l’événement isolé du retour des statues au Bénin et leur muséification. De ce fait, il ouvre une réflexion beaucoup plus vaste sur l’avenir du pays et de ses habitants, et formule un souhait, celui qu’à l’image de la statue qui, à la toute fin du documentaire, affirme que jamais plus elle ne s’arrêtera de marcher, les jeunes générations, elles aussi, continuent de lutter pour veiller à la prospérité culturelle et sociale de leur pays.
 


[1] Présence africaine est une revue panafricaine fondée en 1947 par l’intellectuel et professeur de philosophie sénégalais Alioune Diop.

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Critique publiée le 5 novembre 2024.