Hélas ! La scène la plus connue de Pea Soup est celle du « PFK Kid », où un enfant obèse d’un quartier ouvrier de l’Est montréalais se délecte d’un baril de poulet frit en bedaine dans sa cour en parlant de toutes les « bébelles » qu’il s’achèterait s’il gagnait le million. Vision réductrice d’un film où la séquence s’inscrit dans une critique plus large, étonnamment intellectuelle (pour le malengueulé Falardeau), du colonialisme commercial états-unien en terre québécoise. À voir le kid, on dirait presque une parodie d’un certain prolétariat canadien-français — Robert Morin parlerait sans doute « d’exhibitionnisme prolétaire ». Or, ce que filment les réalisateurs, c’est avant tout le baril de poulet et le petit chapeau de papier à l’effigie du Colonel Sanders que porte ce garçon au parler de camionneur, de même que ses aspirations mercantiles, alors qu’il dit vouloir acheter « un bicycle à lui, un Volkswagen à toi, un autre char à lui, un magasin de poulet frit Kentucky, un magasin de Chinois, une maison »... Les rêves des ouvriers québécois de l’époque sont le produit d’une vaste opération de marketing menée par les « capitalistes d’enfants de chienne » qui exploitent leur travail et qui, dans un implacable cercle vicieux, stimulent leur désir pour le fruit même de ce travail. Voilà ce que filment Poulin et Falardeau, qui, pour étayer leur dialectique marxiste aux relents felquistes, revêtent la toge cramoisie du grand Eisenstein, dont ils s’inspirent pour le montage délicieusement cynique de leurs images de pauvreté et d’opulence ordinaires, glanées tour à tour dans les quartiers populaires de Ville-Marie et les clubs de boulingrin de Ville Mont-Royal.
À voir Pea Soup, le chef-d’œuvre méconnu du défunt réalisateur d’Octobre (1994), on se surprend à penser à feu le cinéma politique de Denys Arcand, et au parcours sinueux de sa carrière des premiers temps. C’est en 1976, après avoir passé six ans dans les limbes de la censure, qu’est distribué le chef-d’œuvre de ce dernier, On est au coton, un film qui renvoie plus d’un écho à Pea Soup, non seulement dans son imagerie des travailleur·euse·s écrasé·e·s par la roue inexorable de l’ouvrage industriel, mais aussi dans l’idée que la prospérité capitaliste provient nécessairement d’un vol du labeur ouvrier. Force est aussi de penser à Gina (1975), qui commence à cimenter la viabilité commerciale du cinéma d’Arcand, alors qu’il s’agit en fait d’une transposition du récit d’On est au coton dans l’univers scabreux du cinéma de genre (viols de groupe et revanches sanguinaires à la clé). Falardeau et Poulin accèdent eux aussi à la gloire populaire en transférant l’iconographie de Pea Soup dans le monde grossier du cinéma de genre, avec la comédie satirique peu subtile d’Elvis Gratton (1981). Mais là où le coton d’Arcand était tourné en pellicule, avec une belle captation sonore onéfienne qui permettait de bien extraire le caractère dantesque du bruit des fileuses industrielles, la soupe au pois de Falardeau est tournée en vidéo, support qui exacerbe l’aspect guérilla de la production, issu de l’urgence politique d’agir qui la sous-tend (voir à ce sujet les débuts de Vidéo Femmes). Les images du film sont laides, laiteuses, striées de lignes, avec des incursions malvenues de la perche dans le cadre, mais au moins, elles sont vraies, et elles touchent systématiquement au cœur du problème. De même que les cadrages raboteux nous donnent toujours à voir ce qui se trame derrière la façade des choses — on n’a qu’à penser à la grande peinture moderne qui orne le mur du salon bourgeois où les auteurs interviewent un expert du time and motion study.
Constitué d’images directes, captées sur le vif dans les tavernes des bas-quartiers, les usines, les marinas bordées de yachts et lors de célébrations populaires (parade de la coupe Stanley et Carnaval de Québec), mais aussi de mises en scènes symboliques et d’images publicitaires, aboutées dans un flot d’idées aux moults remous, le film se dévoile comme un pamphlet particulièrement perceptif des années 1970 au Québec, s’intéressant aux événements entourant la Crise d’Octobre, mais surtout à la réalité socioéconomique responsable de l’ire felquiste. Falardeau s’en prend ainsi à sa cible de choix, Pierre Elliott Trudeau, qui, dans un montage hilarant, se transforme en James Bond de l’unité canadienne, prêt à écraser les souverainistes québécois avec son armada de chars d’assaut allemands et de transports blindés amphibiens achetés à la Suisse. Pour cela, il vole impunément des images de la série de films dédiée au célèbre agent secret de sa Majesté, mais il vole aussi bon nombre d’images publicitaires, incluant la série d’annonces de Molson avec Tex Lecor, pour nous rappeler que le colonialisme étranger est aussi publicitaire. Naturellement, il ressort ainsi de son travail d’observation un portrait de l’indécence avec laquelle procède l’industrie publicitaire, non seulement dans ses images de chars allégoriques pour la « Villa du poulet » remplis de showgirls encagées, mais aussi dans un montage explosif où il associe librement les grandes marques commerciales à la guerre et à la pornographie, distillant ainsi sa haine viscérale pour les publicistes. « Aux faiseux d’annonces, j’ai toujours préféré les vidangeurs et les égoutiers », disait-il dans une lettre envoyée au Devoir le 24 novembre 1994. « Ils font un travail honnête. Un travail utile aux autres hommes. Eux, ils ramassent les ordures, ils ne participent pas à en créer. Ils travaillent à la beauté du monde et non à l’accumulation de saletés. » [1]
Au-delà du pouvoir incantatoire qu’à le montage de placer en travers de la réalité sociale le monde fantasque des bagnoles de luxe, des plages jamaïcaines et de cette bonne bière Molson « qu’on boit chez nous » en mangeant des homards gaspésiens, la puissance de ce dernier réside ici surtout dans une série d’oppositions dialectiques. Entre l’univers idyllique produit sur le dos des ouvriers et la vie spartiate de ceux-ci, mais plus largement entre la vie des patrons et celles des ouvriers. Les nombreux heurts créatifs entre ceux-ci, les transferts soudains entre le plancher des usines, où l’on s’affaire à manufacturer des souliers le plus vite possible sous l’œil de deux observateurs avec leur écritoire (façon Liste de Schindler [1993]), et les clubs de boulingrin où l’on sied en buvant de la limonade en parlant de ses voyages aux îles Fidji, nous choquent comme ils devraient, surtout que l’écart entre les possédants et les possédés ne cesse aujourd’hui de s’accroître. On constate assez clairement que les loisirs des riches se bâtissent toujours sur l’échine des pauvres, qui eux passent leurs temps libres dans les tavernes, à rêver à des millions et des pitounes que le commerce leur laisse miroiter. Tout cela culmine dans une séquence, inspirée par La grève (1925), où l’on juxtapose des images des adeptes du time and motion study, qui encensent les vertus de la discipline mécanique des employé·e·s, à des images de poules en cage, dont un éleveur décrit le conditionnement visant à maximiser la production d’œufs. Le processus est frappant, tant les parallèles sont éloquents, permettant à la métaphore du bétail de finir de s’enraciner dans nos esprits.
Finalement, il y a la question de la diglossie, qu’implique le titre, et qui renvoie au trauma fondateur du peuple canadien-français selon Falardeau, soit la Conquête de 1760, mais surtout ici à la domination économique des élites anglophones sur les subalternes francophones. « Longtemps, je n’ai su mon nom, et qui j’étais, que de l’extérieur », dit la voix de Falardeau alors que les mots du titre s’avancent à l’écran. « Mon nom est pea soup, mon nom est Pepsi, mon nom est marmalade, mon nom est frog, mon nom est damn Canuck, mon nom est Speak White, mon nom est dishwasher, mon nom est floor sweeper, mon nom est bastard, mon nom est cheap, mon nom est sheep. » Or, s'il évoque ainsi la position relative des francophones dans une hiérarchie du travail dominée par les Bronfman, les Mulholland et les Turner, celle de laveurs de vaisselle et de concierges, il s’élève également contre l’apathie populaire, celle des « sheep », qu’il invite à la révolte en identifiant notamment les adresses westmountaises d’une dizaine de directeurs de compagnies, de riches banquiers et de grands financiers. Aux fourches et aux flambeaux, citoyen·ne·s ! Il insiste aussi sur l’importance des grandes marques commerciales comme puissances colonisatrices dans le paysage québécois. « Ici, c’est Pepsi. » Aussi bien dire que : « Mon nom est Pepsi. » Cela nous ramène à notre « PFK Kid » du début, qui ne se nomme ainsi qu’en fonction de la marque que portent les produits qu’il consomme… et qui en est même venue à emblématiser toute une génération engraissée aux fritures amaricaines. Les choses n’ont pas tant changé depuis malheureusement, sauf si ce n’est que nous implorons désormais le leadership autoritaire des gens d’affaires francophones… Mon nom est caquiste. Mon nom est mouton. Mon nom est privé. Mon nom est cheap labour. Mon nom est sans-abri.
[1] Pierre Falardeau, La liberté n’est pas une marque de yogourt (Montréal : Éditions Typo, 2009 [1995]), 77.
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