ÉDITORIAL : À l'ombre de La Métropolitaine
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Ababouiné (2024)
André Forcier

Avoir le cordon du cœur qui traîne dans le ragoût

Par Mariane Laporte

Ababouiné, bien qu’ancré dans le changement de mentalité qui a vu éclore la Révolution tranquille, s’accole davantage à une fantaisie qu’à un récit historique, dont l’esthétique léchée et vivement colorée se rapproche de l’univers de Jean-Pierre Jeunet. D’un élan passionné où s’entrechoquent le latin et le joual, ce legs cinématographique honore Marcel Forcier, oncle du cinéaste qui était pour la séparation de l’Église et de l’État. L’héroïne ici est la jeunesse rassemblée contre l’hégémonie cléricale, dont la garde «pontificale» est tenue à bout portant par des «zouaves» qui peinent à faire régner l’ordre sur le plancher des vaches. Elle véhicule les valeurs québécoises (laïcité, égalité, liberté) qui nous définissent aujourd’hui. Ababouiné n'empeste pas l’encens et la soutane mangée des mites. C’est un vent d’espoir qui gonfle les voiles et il m’a procuré un sentiment d’appartenance envers la métropole que je n’avais pas vécu depuis la projection du documentaire Prière pour une mitaine perdue (Jean-François Lesage, 2020). Le film est imparfait et c’est pour cette raison précise qu’il est nécessaire. Il se suffit par son authenticité ludique et irrévérencieuse.

Remontons la ligne du temps jusqu’à la fin des années 1950, alors que le Faubourg à m’lasse grouille de vie. Le linge des familles nombreuses est séché à l’air frais, le bedeau sonne la cloche qui annonce aux fidèles l’angélus et le cliquetis des bouteilles trahit le laitier. Ce quartier populaire montréalais abritant une classe ouvrière canadienne-française sera progressivement amputé par l’érection du pont Jacques-Cartier, l’élargissement du boulevard René-Lévesque et la construction de la Maison de Radio-Canada. Nous revoyons ses recoins oubliés, de la station de radio communautaire jusqu’au terrain de baseball. La direction de la photographie (Nathalie Moliavko-Visotzky) et la conception artistique (Jean Babin) parent les décors de leurs plus beaux atours.

Ces lieux, vestiges d’une époque révolue, fourmillent d’une faune urbaine en voie d’extinction. Comme Forcier en a l’habitude, les personnages sont des prolongements implicites de son corpus et ils ont l’étoffe pour porter le scénario sur leurs épaules. Entre lyrisme et prosaïsme, le rendu des dialogues est parfois incongru, mais il dynamise les échanges. Le Matou (Miguel Bédard), mi-greaser mi-chat de gouttière, n’a de pattes que pour la pimpante Miss CKVL (Devi Julia Pelletier). Ses caractéristiques animales expriment ses qualités psychologiques qui sont caressées dans le sens du poil. Grâce à sa capacité à se mouvoir avec agilité et à sa perception affinée, il peut protéger les plus vulnérables. Ce zoomorphisme existe aussi dans Kalamazoo (1988), où la queue de poisson de la romancière Helena Montana (Marie Tifo) accentue son besoin d’évasion et son charme de sirène. Vicaire Cotnoir (Éric Bruneau), antéchrist, est prêt à vendre son âme au diable pour obtenir gain de cause. Cet arriviste de la pire espèce va jusqu’à embrasser goulument le gros orteil du cardinal Madore (Rémy Girard) afin de siroter du Limoncello en Italie. Le malaise est à son comble lorsqu’il contracte l’herpès buccal en conséquence de ce « bain de pied ». Je me serais gavée encore et encore de ces délicieux moments! Est-ce notre ère « politically correct » qui freine les ardeurs de l’enfant terrible? Martin Dubreuil joue d’un naturel désarmant le professeur de septième année André Rochette. Mouton noir, la pipe au bec, il aspire à un Québec laïc au sein d’un système scolaire catholique. Le feu de sa fougue littéraire est attisé par sa douce Rose Saint-Amour (Mylène Mackay), fille de l’imprimeur Archange (Gaston Lepage) et mère monoparentale de Charlotte (Lilou Roy-Lanouette).


:: Lilou Roy-Lanouette (Charlotte) [Les Films du Paria / Max Films]


:: Rémi Brideau (Michel) et Gaston Lepage (Archange) [Les Films du Paria / Max Films]

Au cœur d’Ababouiné, la femme pompe le flux sanguin qui revigore le désir masculin. Même l’organe central de l’appareil circulatoire du frère André, qui flotte dans le formol et s’exprime par la voix hors champ de Stéphane Crête, ne résiste pas à la tentation des vieilles filles et c’est pour cette raison qu’il est délivré de son bocal. Effrontée, attachante et ratoureuse, Lilou Roy-Lanouette rappelle Louise Gagnon, interprète d’Amélie dans Bar Salon (1974) et de Francine dans L’eau chaude, l’eau frette (1976). Son comparse Michel Paquette (Rémi Brideau) ne perce pas l’écran, mais son endurance inspire. Le passage des traditions, où Archange lui apprend le métier de typographe d’une main tremblante, est particulièrement émouvant. Cette transmission renforce le plaisir d’observer les acteur·ice·s fétiches de Forcier passer la balle aux recrues et le réconfort de savoir que ces nouveaux visages protègent son héritage.

Ma grand-mère Aline disait d’une personne démotivée qu’elle avait « le cordon du cœur qui traîne dans marde ». Ababouiné m’a fait réfléchir à la jeunesse québécoise. Si une communauté vient avec des responsabilités, alors de quoi notre relève se sent-elle redevable? L’avons-nous incitée à empoigner les guidons de notre culture? Il y a de quoi se casser le bicycle. Certain·e·s jugeront que notre culture, c’est le ragoût de boulettes de matante Délima (Pascale Montpetit). Encore faut-il une tablée avec qui le partager au Nouvel An. En solo, c’est déprimant. Plume a mis le doigt sur le bobo dans les paroles de sa chanson « Sans Cérémonie » : « Quand on est plein, chacun not’bord, on n’a rien en commun, mais ça prend juste une coup’ de morts, pour r’mette le monde à jeûn!» Les esprits contestataires ne luttent plus contre l’ultramontanisme, dont les séquelles, causées par des décennies de Grande Noirceur, se répercutent toujours dans cette ambiguïté à se définir en tant que peuple. La religion avait quelque chose de bon; nous la partagions en commun. On ne sait plus à quel Saint se vouer à force de s’influencer la spiritualité sur les réseaux sociaux. Je crois que notre nouvelle génération se moque royalement de griller la farine qui épaissit la sauce des traditions et c’est tant mieux. Sa mission est toute autre : celle de décrasser les valeurs poussiéreuses afin de propulser le Québec dans un avenir brillant et inclusif, où nous nous régalerons de la différence. La bande de Michel Paquette a le cœur et le cordon à la bonne place. Elle est universelle et représente ceux et celles qui ont forgé ce que nous sommes.

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Critique publiée le 28 septembre 2024.