Présenté en première mondiale au TIFF la semaine dernière, Cohabiter est le premier long métrage de la documentariste montréalaise Halima Elkhatabi. Renouant avec l’ONF après sa participation au projet collectif À Saint-Henri, le 26 août (2011), elle nous livre une œuvre d’une simplicité désarmante sur le thème du logement qui nous réchauffe de son ardeur humaniste, faute d’explorer les sombres mécaniques socioéconomiques qui opèrent en coulisses. Le résultat est un film qui souligne la beauté d’un geste de rencontre motivé par une carence sociale notoire, et dont l’utopisme candide, presque thérapeutique, tend (pour le meilleur et pour le pire) à nous faire oublier les relations de pouvoir qui existent entre les différent·e·s intervenant·e·s à l’écran.
Focalisant sur une série d’entrevues entre des locataires d’appartements et de potentiel·le·s colocataires, le film est constitué presque exclusivement de plans fixes où deux ou plusieurs personnes discutent avec un·e candidat·e, qu’ielles tentent d’apprendre à connaître et à mieux cerner dans la perspective de les intégrer à leur espace de vie. Or, il s’agit là de moments particulièrement révélateurs, d’où se dégagent des échanges francs et ouverts qui touchent non seulement au passé des gens, à leur philosophie de vie, mais aussi à leurs idiosyncrasies et à leurs problèmes de santé mentale, dans le cadre de discussions qui s’apparentent tour à tour à des rencontres amoureuses ou des séances de psychothérapie, dont le déroulement naturel est mis en valeur par le dénuement de la mise en scène. L’échantillonnage sociologique des sujets est intéressant, incluant des personnes d’horizons variés, des hommes et des femmes d’âges, d’origines ethniques et de préférences sexuelles différentes, évoquant un phénomène de cohabitation qui dépasse le cadre traditionnel des étudiant·e·s d’université et des jeunes adultes. Le montage est aussi très perspicace, tirant du lot des échanges de nombreux moments réjouissants, à la fois révélateurs et anodins, qui contribuent à un inspirant panorama montréalais, et ce même si le dispositif peut parfois sembler redondant.
Au-delà du spectacle réjouissant de l’humanité des sujets et de l’exploration d’un désir de cohabitation justifié parfois par un simple désir de communion, force est pourtant de constater que le film n’aborde pas frontalement le problème du prix de l’immobilier ou de la lutte des classes qui sous-tend son sujet, encore moins celui de la corruption politique qui perpétue ce type d’injustices. Outre des allusions passagères à la hausse de loyer abusive subie par l’une des intervenantes, à un exemple de rénoviction ou aux prix « débiles » des logements, le constat d’un vieil homme résigné à voir son loyer augmenter ou les déclarations d’une jeune femme à propos des disparités économiques régnant dans le quartier de Ville St-Laurent, il n’est pas vraiment question ici d’une réalité sociale qui dépasse le cadre du film. Il s’agit sans doute là d’une occasion ratée de lancer un débat qui puisse enflammer les passions, particulièrement à une époque où les ciné-discussions permettent de plus en plus de combler le fossé entre les cinéastes, leur sujet et le public, et de créer des forums citoyens alternatifs (pensons aux rencontres organisées autour du Éviction (2023) de Mathilde Capone, du Dernier flip (2024) de Mathieu Vachon ou du Main basse sur la ville (2019) de Martin Frigon).
[ONF]
On note également que la beauté et la fluidité des dialogues que capte la caméra tendent à dissimuler le déséquilibre intrinsèque qui règne entre les deux types de personnes à l’écran, les ayant·e·s et les requérant·e·s, dont les besoins, potentiellement criants, sont compromis par l’esthétique lumineuse du film, et paradoxalement, par l’humanisme dont il se revendique, et qui tend à mettre tout le monde sur un pied d’égalité. L’intervention tardive de la jeune intervieweuse, qui avoue spontanément être « vraiment contente d’être de son côté » constitue ainsi un dur retour à la réalité pour les spectateur·ice·s, qui réalisent soudain qu’il existe bien deux côtés à la pièce, au sein d’une œuvre où on tend souvent à l’oublier, en distillant le simple plaisir de la conversation. À cet égard, Cohabiter ne constitue peut-être pas le titre idéal pour cette œuvre, où il est moins question d’une cohabitation véritable que d’une cohabitation potentielle, voire d’une cohabitation passagère, le temps d’un échange qui risque de se solder par une impasse.
S'il n’est pas ouvertement pamphlétaire, à la manière du Ma cité évincée (2023) de Laurence Turcotte-Fraser et Priscilla Piccoli, le film d’Elkhatabi demeure subtilement politique, ne serait-ce que dans son exploration systématique de l’importance du chez-soi. S’il s’agit là de son sujet principal, toutes ses images y sont également dédiées. Les intérieurs pittoresques abondent, érigés en lieux de rencontre par des individus dont ils révèlent subrepticement la personnalité et les dispositions, ce qui permet en outre à la réalisatrice de varier les tableaux de son album. Qu’on pense aux entrevues menées à la table de cuisine par un garçon dissimulé derrière ses figurines de jeux ou par un groupe de Français·e·s accoté·e·s sur le mobilier, dans les confortables sofas du salon ou assis·es sur des boîtes devant le piano, le film multiplie les vignettes montrant des espaces douillets et habités. C’est le cas également des nombreux inserts que le film regroupe dans de courts intermèdes habilement parsemés, où les éléments de décors (aquariums encombrés et rangées d’orchidées, décorations murales et piles de livres) constituent autant de signes d’une présence individuée, les empreintes de lieux anthropocentriques qui s’opposent à la froide asepsie des condos en tant que milieux de vie temporaire. « Si tu viens habiter ici, c’est important que tu viennes habiter l’espace aussi », dira d’ailleurs l’un des locataires à son potentiel futur colocataire, et on sent qu’il s’agit là d’un des leitmotivs du film.
Mais à quoi riment ces utopies anthropocentristes ? Réponse ambivalente en deux temps : Cohabiter est un film doux, trop doux sans doute pour la dureté d’une réalité socioéconomique qu’il tend généralement à dissimuler derrière la beauté de la rencontre interpersonnelle ; c’est un film qui fait du bien, trop de bien pour la colère qu’est censée provoquer la raréfaction de ces lieux anthropocentriques qu’il célèbre, condamnés à être extirpées aux mains de leurs habitant·e·s par le marché et les gouvernements dépravés qui en sont les esclaves. Or, peut-être marque-t-il l’avènement d’une nouvelle conscience communautariste qui pourrait mettre fin à la mentalité individualiste qui nous a mené jusqu’ici. Et c’est précisément sur cette contradiction que le film fonctionne, aussi humblement soit-il, en nous suggérant que l’un des effets de la crise du logement pourrait aussi bien être sa solution.
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