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Boléro (2024)
Anne Fontaine

Dans le labyrinthe de Ravel

Par Christophe Huss

Boléro d’Anne Fontaine est un sacré verre à moitié-vide, un étrange verre à moitié-plein. Le « pitch » ? Le compositeur Maurice Ravel, sous la pression de la danseuse commanditaire Ida Rubinstein (très exubérante Jeanne Balibar), peine à accoucher de son chef-d’œuvre, le Boléro. Anne Fontaine, faites-moi deux heures de cinéma autour de ça. Ça peut être long, me direz-vous ? Eh bien, c’est long !

Quand les choses risquent de durer, il y a le subterfuge qui cimente Maestro (2023), le biopic de Bradley Cooper sur Leonard Bernstein : les aventures sentimentales. Hélas, avec Ravel, le summum du torride c’est aller dans un bordel, rester habillé en costume trois pièces et écouter (oui, écouter) une prostituée enfiler un gant de soie. Vous voyez d’ici se profiler le verre à moitié-vide et vous n’avez pas tort. Si, en regardant une partie de hockey, on crie « Vas-y ! », Boléro donne parfois l’envie de crier : « Accouche ! »

Pourtant, caricaturer à l’excès le film de la réalisatrice de Nettoyage à sec (1997), Coco avant Chanel (2009) ou Gemma Bovery (2014) serait injuste, car Boléro fait preuve d’atouts, parfois aussi subtils que la musique de Maurice Ravel (1875-1937). Tout comme Bradley Cooper était une réincarnation de Leonard Bernstein dans Maestro et Cate Blanchett une formidable Lydia Tár, le Ravel de Raphaël Personnaz est d’une justesse exceptionnelle, personnage détaché des choses charnelles mettant dans sa musique une sensualité qu’il ne perçoit même pas. La retenue, la pudique dignité sans froideur de Personnaz rendent justice à Ravel et forcent l’admiration.

Puisqu’on est forcément amené à comparer Boléro à Maestro, un autre atout s’impose d’évidence. Alors que le biopic américain sur Bernstein relègue la musique loin derrière les affaires sexuelles et conjugales, la musique est omniprésente dans Boléro et on ressort du film avec l’envie de se plonger dans l’œuvre de Ravel, dont de nombreuses et diverses partitions infiltrent ces deux heures avec intelligence et pertinence.
 

DÉCOUVRIR MAURICE RAVEL EN 5 ÉTAPES

1. L’œuvre de l’île déserte : Ma mère l’oye

Ce sont des pièces pour piano à 4 mains que Ravel a orchestrées en 1911. C’est cette version orchestrale qui est magique. Il existe une suite en 5 tableaux (1911) ou un ballet (1912, la suite avec un peu de liant). De la magie du début à la fin, la synthèse de l’art des couleurs, culminant dans « Le jardin féérique ».

À écouter : Carlo Maria Giulini, Royal Concertgebouw Orchestra. Sony. 1995


2. L’incontournable : 
Le boléro

Objet de toutes les passions, de toutes les adaptations. De toutes les convoitises, aussi, puisque les droits de la partition ont rapporté des millions aux héritiers de Ravel : la femme de chambre de son frère et ses descendants !

À écouter : Michael Tilson Thomas, Orchestre symphonique de Londres. Sony. 1989


3. Pour creuser la veine hispanique : 
Rapsodie espagnole

Comment créer des atmosphères et évoquer la chaleur ou la moiteur, aussi bien que les danses lascives et endiablées. Quatre tableaux révèlent la sensualité de la musique de Ravel. Avant de poursuivre avec Daphnis et Chloé.

À écouter : Riccardo Muti, Orchestre de Philadelphie. Warner. 1982


4. Une once de jazz : 
Le Concerto en sol

Il y a tout dans les deux Concertos pour piano, dont l’un écrit pour la seule main gauche. Le plus connu, le Concerto en sol, émeut par l’intériorité de son mouvement lent et surprend dans son Finale par les échos du jazz qui ont influencé Ravel.

À écouter : Samson François, Orchestre de la Société du Conservatoire de Paris, André Cluytens. Warner. [1960] 2010


5. Seul face au piano : 
Miroirs

L’œuvre pour piano la plus connue de Ravel est Gaspard de la nuit. Sa 3e pièce, Scarbo, est l’une des pièces les plus difficiles du répertoire. Mais débutez votre découverte avec le cycle Miroirs que le pianiste montréalais Bruce Liu vient d’enregistrer. Toute la « musique intérieure » de Ravel est dans « Oiseaux tristes ».

À écouter : Bruce Liu. Deutsche Grammophon. 2023


Il y a enfin la qualité de la photo, le choix des lieux, des décors et, l’étonnante variété et beauté des costumes de cette Belle époque bien nommée, notamment ceux habillant la magnétique Doria Tillier qui incarne Misia Sert, ici grand amour platonique de Ravel.

Lorsqu’on touche au sujet Ravel il ne faut pas négliger son esprit et la subtilité de celui de sa musique. La scène où, dans un salon, lors d’une soirée, Misia s’assied à ses côtés au piano pour jouer, à quatre mains, la « Pavane de la Belle au bois dormant » de Ma mère l’Oye est — à voir ces regards se croiser et ces doigts se frôler — un sommet d’érotisme au sens ravélien du terme. Ce grand moment est interrompu, dans le film, par le mari, banquier, de Misia : « Pas de chair, je suis sûr que vous n’avez jamais couché ensemble. Il n’y a rien de plus rassurant pour un mari comme moi qu’un homme comme vous, Ravel. Vous vivez dans l’art, les choses immatérielles. Moi je m’en vais diner avec une jeune actrice qui a bien besoin d’un protecteur », lance le mufle. Certains films valent cher pour une scène par-ci, par-là.

Il n’en reste pas moins que bien des choses ne fonctionnent pas. À hésiter entre biopic sur Ravel et histoire de la genèse du Boléro, Anne Fontaine se perd, en se lançant dans des avenues qui deviennent des impasses. La rencontre de Ravel en Amérique avec le jazz ? Certes, mais avec quelles conséquences dans sa musique ? La structure éclate en des flashbacks qui font exploser le récit et nous perdent. Revenir sur la mort de la mère de Ravel en 1917 (l’histoire du Boléro est en 1928), oui, mais pourquoi ? Ce faisant, le film nous entraîne dans un gymkhana de l’esprit d’autant plus impénétrable que l’apparence des personnages est inoxydable. Impossible de distinguer le Ravel des années 1910 de celui de la fin des années 20. Par contre celui de 1937 a vieilli de 20 ans. Quand à Misia, Doria Tillier, actrice de 38 ans, elle a l’air d’avoir la quarantaine en toute occasion, qu’on soit en 1917 ou en 1937.

Il en résulte un embrouillamini narratif déplorable, avec ces portes qui s’ouvrent et se ferment (jazz, mère, concertos pour piano, présence du personnage de la pianiste Marguerite Long) sans raison apparente, à moins que le contrat n’ait été de faire durer le « plaisir » pendant deux heures pour installer plus durablement la musique dans les esprits de spectateurs anesthésiés, mais conviés à pénétrer dans l’univers de l’écoute intérieure du personnage principal.

C’est quand Ravel ne pourra plus coucher sur le papier l’incarnation du monde extérieur en sons qu’il comprendra que la raison le fuit. Cette descente aux enfers post-Boléro, brièvement traitée, aurait été un sujet intéressant de film. En effet, le Boléro (1928) marque, d’une certaine manière, le début de la fin (1937), le compositeur se voyant privé de sa force créatrice à un rythme aussi implacable que son œuvre emblématique.

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Critique publiée le 30 août 2024.