ÉDITORIAL : À l'ombre de La Métropolitaine
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These Streets Will Never Look the Same (2024)
Mitchell Stafiej

Le capitalisme, c'est ce que nous sommes

Par Olivier Thibodeau

Mon horaire est plutôt chargé ces temps-ci, et il m’est impossible d’assister à la première projection du dernier long métrage de Mitchell Stafiej au Cinéma Moderne. Attristé, je sollicite un screener, et le réalisateur acquiesce, mais en spécifiant que le film mérite d’être vu en salle, en Dolby Atmos. Et je dois lui donner raison, car au-delà de l’élégance visuelle du film, il s’agit surtout d’un trip sonore. J’urge d’ailleurs quiconque est intrigué·e par ce road movie expérimental à acheter son billet pour la deuxième projection (du 18 août en après-midi). Ne serait-ce que pour le sentiment d’immersion dans le territoire et la psyché balafrés de nos voisins du Sud que procure These Streets Will Never Look the Same, à l’occasion d’une incursion terrifiante dans un monde tout près du gouffre, dont la beauté extérieure cache un noyau nécrosé par l’insouciance capitaliste. Bienvenue dans les États-Unis du 21e siècle !

Axé sur un dispositif très simple, le film se présente comme une série de plans captés sur la route par une caméra placée sur le tableau de bord d’une automobile, que le réalisateur (et le directeur photo Simran Dewan) utilise à la manière d’un dolly, effectuant de lents travellings en roulant sur le bitume et les routes de garnotte qui sillonnent le pays de l’oncle Sam. L’objectif se pose ainsi sur des dizaines d’états, du Minnesota à la Floride, nous transposant subrepticement de villages enneigés à des banlieues bordées de palmiers, en passant par le désert et les forêts de séquoias, au gré d’un montage extrêmement fluide dont les coutures sonores sont presque indistinguables, d’un panorama pluvieux à l’autre ou d’une autoroute achalandée à l’autre.

Le son possède aussi ici une fonction sensorielle, particulièrement dans ses fulgurances, qui viennent sans cesse nous prendre aux tripes. Car malgré ses velléités de pamphlet politique, malgré les associations intellectuelles sur lesquelles repose le montage, l’œuvre se présente avant tout comme une expérience interactive, où le pouvoir d’évocation des images est renforcé par la puissance affective de la bande sonore. Qu’il s’agisse du bruit fracassant du trafic automobile ou des fusils d’assaut pétaradants dans les champs de tir, le film nous démontre l’influence néfaste de la culture américaine sur la nature environnante, dont il nous fait ressentir le déchaînement dans des images prenantes de tornade et des éclats de tonnerre qui nous fissurent les os. Le son pourvoit également une immersion dans la psyché états-unienne grâce au concert de voix radiophoniques qui nous accompagnent lors du voyage, fidèlement à la tradition du road movie. Combinant des capsules d’information révélatrices des problèmes de gestion politique du pays et le prêchi-prêcha de la droite évangélique, corporatiste ou climatosceptique aux lamentations poétiques d’une jeunesse terrifiée par l’avenir, la bande sonore se profile ainsi comme une chorale dantesque où « il semble que la nuit ne va jamais finir »…

C’est un Americana déliquescent que le film s’affaire à montrer, grâce au concert d’un foisonnant paysage sonore et d’une série d’images brillamment composées, toujours parfaitement évocatrices, qui témoignent simultanément d’un attachement et d’une critique de la vision romantique des États-Unis popularisée par la culture. Se déployant d’une façon instinctive, These Streets Will Never Look the Same procède d’une association libre d’idées, misant alternativement sur des plans où le son accompagne les images et sur des chocs iconographiques visant à opérer une dialectique spontanée. Le but général étant de démontrer l’influence des mœurs sociales sur notre environnement, nous forçant tour à tour à nous émerveiller devant diverses beautés naturelles — le plan du ciel étoilé dans le désert provoque une admiration presque mystique — et à nous attrister de la menace commerciale et industrielle qui plane sur sa survie. Des images sereines de majesté sauvage, on nous transpose dans des paysages balafrés par des usines fumantes ou des chevalets de pompage, en passant par les stationnements interminables d’immenses Wal-Mart et des boulevards sans trottoirs bordés de gigantesques panneaux-réclame. Le climax eisensteinien du film, où le véhicule accélère soudainement à travers différents échangeurs bétonnés, jusqu’à fusionner les images de nature et de ville dans un flou psychédélique qui débouche subrepticement sur une série de panoramas désolés, possède même des airs de présage apocalyptique…
 


[Type One Films]


Outre l’opposition thématique entre la nature et l’industrie, ou plutôt la causalité qu’il établit entre la destruction de l’écosystème et la logique capitaliste (où le « vert artificiel » des billets menace le vert sublime des aurores boréales), le film révèle les nombreuses contradictions sur lesquelles est bâtie la nation. Qu’il s’agisse du contraste flagrant entre les images de campagne et de grands centres urbains, entre les panoramas hivernaux des états du Nord (où l’on enregistre des « froids records ») et les horizons tropicaux des états du Sud (où l’on subit des « inondations importantes »), entre le caractère anonyme des nouveaux développements architecturaux et le charme des petites villes, chacune des opérations dialectiques qui traversent sa structure servent à cerner un pays schizoïde, où il est parfaitement normal d’annoncer à la radio des antidépresseurs qui engendrent chez les patients des pensées suicidaires…

Or, c’est dans l’opposition entre les riches et les pauvres qu’il trouve sa plus grande puissance iconographique, issue du choc entre les images de campements de fortune déployés sous les échangeurs et les banlieues californiennes immaculées à la Poltergeist (1982) ; entre les allusions à la « zone de guerre » angeline (dans le sillon des émeutes provoquées par le meurtre de George Floyd) et les balades devant les manoirs clôturés de Beverly Hills ; entre les bungalows plantés pêle-mêle sur des sols arides à l’ombre des conteneurs à déchets et les rangées proprettes de maisons coloniales bardées de drapeaux. Le film adresse du même coup le racisme systémique qui sous-tend ce système de castes, grâce notamment aux révélations radiophoniques à propos des « gestionnaires des mesures d’urgence non élus » mis en place dans des quartiers afro-américains du Michigan où, pour sauver de l’argent, ceux-ci connectent les réserves d’eau de la ville à des sources empoisonnées — supplément d’information qui participe d’un didactisme subtil qui enrichit çà et là le discours politique de l’œuvre.

Dans l’absence d’une progression narrative traditionnelle, l’expérience du film peut paraître un peu aride, certes, mais il importe surtout ici d’encenser la pertinence de la démarche du réalisateur, pour qui il s’agit d’un cri du cœur désespéré, dont l’ampleur épique détonne avec les récits intimes, rigidement circonscrits de A (2017) et de The Diabetic (2022). Il est aussi impératif de louanger la technique irréprochable garante de son potentiel d’immersion, de l’esthétique photographique superbe à la conception sonore minutieuse, réunies par un montage archiprécis signé par son collaborateur de longue date Daniel Dietzel (qui figure également au générique du magnifique Shaman’s Apprentice [2021] de Zacharias Kunuk). Tout cela au service d’un portrait déchirant de fin du monde annoncée, fruit d’une logique où le Mal génère le Mal, où la crise des subprimes engendre la création d’Airbnb, où les attentats du 11 septembre 2001 font bondir le prix des actions de l’entrepreneur militaire Blackwater, où la dévastation de la nature par les autoroutes justifie sa destruction pour le pétrole et le lithium…

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Critique publiée le 17 août 2024.