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Passing Summer (2001)
Angela Schanelec

Donner à voir « ce qu’il y a de plus difficile à découvrir »

Par Frédérique Lamoureux

Il y a de cela quelques semaines, alors que les yeux et les oreilles des Montréalais·e·s se tournaient vers la soirée de fermeture du Festival de Jazz, je renonçais aux bains de foule et aux vibrations des basses pour me terrer dans la salle sombre du Cinéma Moderne qui présentait discrètement un programme double dédié à la cinéaste allemande Angela Schanelec, l’une des figures phares de la «Berlin School », cette nouvelle vague du cinéma allemand née au début du siècle et reconnue pour sa facture intimiste et contemplative. Bien que le cinéma de Schanelec ait résonné en moi de manière inouïe au visionnement de I Was Home But… (2019) — j’y retrouvais l’errance urbaine du début de l’adolescence, la découverte des textes fondamentaux du théâtre, l’envie d’en incarner les personnages et la fonction de refuge que peut emprunter l’art dramatique pour certains jeunes gens au tempérament timide et passablement mélancolique (dont j’étais) — expérience esthétique et affective renouvelée à la découverte de Music (2023) à sa sortie en salles l’année dernière, je n’avais pas encore été à la rencontre de ses premiers films. Il fallut donc l’intervention involontaire des programmateur·rice·s du Cinéma Moderne, qui prirent le pari de projeter l’un à la suite de l’autre Passing Summer (2001), long métrage qui inspira la critique Merten Worthmann à coucher sur papier les principes esthétiques de la Berliner Schule [1], et Music, pour lequel la cinéaste remporta l’Ours d’argent du meilleur scénario lors de l’édition 2023 de la Berlinale, pour m’intimer à poursuivre mon exploration de l’œuvre tout en délicatesse d’Angela Schanelec.

Passing Summer s’ouvre sur un plan rapproché du visage délicat de Valérie (Ursina Lardi), une jeune femme terminant ses études en architecture dont les airs me rappellent vaguement la Jeanne d’Arc de Dreyer et la Jean Seberg des années pixie cut. Assise dans un café, elle salue son amie Sophie (Nina Weniger) qui intègre le plan le temps de lui faire la bise. Aussitôt assises côte à côte, les deux jeunes femmes entament une discussion prolixe — de celles qui s’imposent lorsque trop de temps nous sépare de la dernière rencontre avec l’ami·e avec qui nous partageons enfin le café — abordant tour à tour leurs plans estivaux (ou leur absence), le désert de leur vie sentimentale et le désir partagé « que quelque chose se passe » au cours de l’été, entendant par là l’événement souhaité d’une rencontre. Le film annonce dès lors ses couleurs : il ne s’appliquera non pas à raconter une histoire, encore moins à mettre en scène une suite d’événements participant d’un schéma narratif convenu, mais plutôt à poser un regard attentif sur « l’air le mieux connu de [l’]existence, cette mélodie intime que tout [l’]être fredonne à chaque instant de sa vie » [2]; le quotidien, qui, sous la caméra de Schanelec, ne nous apparaît plus comme banal, ordinaire ou plat, mais inconstant, mobile, précaire, difficile à saisir, à cerner, bref comme ce temps du non-événement dont le tissu de nos vies est en grande partie constitué.

Au moment où Valérie rencontre son amie autour d’un café, elle vient tout juste d’emménager dans une chambre qu’elle loue dans l’appartement familial de Marie qui y vit avec son époux et leur fille Clara. Grâce à son installation dans ce nouveau milieu de vie, la protagoniste fait la connaissance de Maria, la baby-sitter de Clara, et de Tomas, le frère nouvellement célibataire de Marie avec qui elle se lie rapidement. Ces nouveaux personnages croiseront à leur tour de nombreuses connaissances au fil de leurs déambulations quotidiennes dans Berlin, multipliant les micro-récits. Cette fresque de relations — familiales, amicales, sororales, amoureuses — dont les subtilités nous sont révélées au compte-goutte, confère au film une forme étoilée, à l’image d’une petite constellation. À mesure que les jours de l’été défilent, les personnages sont confrontés à quelques événements majeurs : Marie subit un avortement puis, trop peu de temps après, découvre que son mari la trompe depuis des mois; Valérie apprend que son père est gravement malade, ce qui l’intime à se rendre dans sa ville natale pour l’accompagner vers son dernier souffle. Tous ces événements, aussi tragiques soient-ils, ne nous seront jamais présentés comme tels, mais plutôt comme des moments de rupture somme toute assez courts, et qui, contrairement à la vaste étendue de la vie quotidienne, meublent une portion minime de nos existences, une portion pourtant beaucoup plus souvent représentée au cinéma que le « pâle quotidien ».


[Schramm Film / Zweites Deutsches Fernsehen]


Avec ce troisième long métrage, la cinéaste allemande renoue avec un thème abordé (de façon plus sommaire, voire hésitante) dans I Stayed in Berlin All Summer (1994), son moyen métrage de fin d’études : le quotidien plat et sans événement de l’été berlinois. Cette tentative renouvelée d’excaver la vie quotidienne, d’en rappeler le caractère énigmatique, n’a pas manqué de me rappeler le travail monumental de Bruce Bégout qui, dans La découverte du quotidien (2005), tente lui aussi de revaloriser cet espace-temps longtemps boudé par la tradition philosophique occidentale, car jugé dépourvu d’intérêt. À l’instar du philosophe, le film de Schanelec, semble suggérer que

sous ses aspects monotones, il [le quotidien] cache une nature dynamique et plurielle qui déjoue toute fixation dans le Même. Dans le monde quotidien, tout est en quelque sorte profondément indéfini, équivoque, flottant. Chaque événement habituel est beaucoup moins certain que l’apparence quotidienne qu’il prend. Il suffit de se détacher légèrement de l’urgence du cours ordinaire des choses, pour s’apercevoir de ce qui se donnait, il y a un instant, comme clair et distinct dans l’évidence familière présente brusquement des aspects flous, voir déroutants. Or, cette hésitation sous le quotidien n’est autre que le quotidien lui-même; elle est l’expression de la dynamique invisible de la quotidienneté qui, habituellement, […] demeure invisible. [3]

Délestant les personnages de la structure de la routine et des habitudes fixes, la décision de les faire évoluer dans le quotidien d’une saison estivale lente et exempte de plans permet à la cinéaste de nous les présenter dans une nudité qui nous donne parfois l’impression d’observer un grand vivarium humain; Térence n’écrivait-il pas, dans son Héautontimoruménos, que le train de vie journalier (cottidianae vitae) est la chose la plus propre à révéler le naturel de chacun? C’est non seulement la lenteur et le vide relatif de l’été, mais les plans privilégiés par Schanelec qui nous donnent parfois le sentiment d’observer des êtres vivants de l’autre côté d’un mur de verre. Souvent rapprochés, fixes et à la hauteur des personnages, les plans de la cinéaste ne se préoccupent pas de les cadrer parfaitement, leur laissant à de nombreuses reprises la liberté de se décadrer, voire d’intégrer le hors-champ de l’image. Rappelant la présence de la caméra, les plans fixes de Passing Summer — dont la plupart persistent dans leur statisme au risque de voir le haut du corps de plusieurs personnages tronqués des suites d’un déplacement — semblent vouloir attirer l’attention du spectateur sur la subjectivité et le caractère construit de l’image, voire le ramener aux biais et aux a priori de son propre regard. Plutôt que de travailler à l’effacement de la technique, elle la révèle avec finesse et dans une nudité qui confère au film le statut d’objet pensant. Mais sans l’établissement de la bonne distance entre les acteurs et la caméra, la réflexion ne saurait être suscitée. Interrogée à propos de la composition de ses images et du cadrage de ses plans par le critique Giovanni Marchini Camia, Angela Schanelec soulignait d’ailleurs l’importance qu’elle apporte à la découverte de la juste distance entre sa caméra et ce qu’elle immortalise :

Chaque moment filmé requiert une distance précise qui sera décisive, et c’est cette distance qui produit l’image. Et puis cumulativement, c’est ce qui fait le film. Ce n’est pas interchangeable […]. C’est ce qui est crucial : à quel point je dois m’approcher, à quel point je dois m’éloigner. C’est quelque chose de si fondamental qu’habituellement, j’ai déjà une idée de cette distance au moment où j’écris.[4] [Ma traduction]

Résolument brechtienne, l’image à la « distance juste » de Passing Summer évite à la fois les écueils de la scopophilie (la caméra de Schanelec se refuse systématiquement à l’érotisation des corps des personnages) et celle d’un éloignement trop marqué susceptible de garder le spectateur à l’écart du récit et potentiellement, de décourager son écoute active.

Rappelant sans cesse l’existence du quatrième mur et creusant du même fait un fossé entre l’univers diégétique et le réel, les plans de Schanelec suppriment la possibilité de notre identification totale aux personnages, ce qui crée les conditions propices à une réception moins psychologisante que phénoménologique, une réception qui fait la part belle aux résonnances subtiles entre les affects convoqués par le film et notre intériorité. Plus largement, le regard que nous propose la cinéaste réfute les idées reçues sur le quotidien et lève le voile sur son potentiel heuristique et cinématographique.

 


[1] C’est dans l’article « Mit Vorsicht genießen » («À prendre avec une pincée de sel») sur Mein langsames Leben (L'été qui passe) d’Angela Schanelec, que Worthmann emploie pour la première fois l’expression «École de Berlin» pour définir le cinéma de quelques cinéastes berlinois de l’orée des années 2000. Merten Worthmann, « Mit Vorsicht genießen. Angela Schanelecs Film Mein langsames Leben ist eine Meditation über die Neugier und ein abenteuerliches Spiel mit Auslassungen»Die Zeit (27 septembre 2001), http://www.zeit.de/2001/40/Mit_Vorsicht_geniessen .

[2] Maurice Blanchot, « La parole quotidienne », dans L’Entretien infini (Paris: Gallimard, 1969), 355.

[3] Bruce Bégout, La découverte du quotidien (Paris: Éditions Allia, 2005), 43.

[4] «Every moment has a decisive distance with regards to what is being photographed, and it’s the distance that makes the image. And then, cumulatively, it’s what makes the film. It’s not interchangeable. […] That’s what’s crucial: how far I am, or how close I am. It’s something so fundamental, that I usually already have an idea of it while I’m writing.» Giovanni Marchini Camia, «To Thine Own Self Be True: Angela Schanelec on I Was at Home, But…», Cinema Scope, no. 78 (2019), https://cinema-scope.com/features/to-thine-own-self-be-true-angela-schanelec-on-i-was-at-home-but/.

 

 

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Frédérique Lamoureux prépare une thèse sur la représentation du quotidien comme amor mundi dans l’œuvre littéraire et cinématographique de Chantal Akerman au Département de littératures et de langues du monde de l’Université de Montréal. Ses textes de création comme ses articles sont notamment parus dans les revues Moebius, Intermédialités, Hors Champ, Musemedusa, Postures, Fémur ainsi que dans le collectif Récits infectés : Mémoire d’un temps suspendu (2022).

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Critique publiée le 30 juillet 2024.