La tombée du rideau
Par
Laurence H. Collin
Suivant son visionnement, il serait tentant de soutirer un grand nombre de points au troisième et plus récent film signé Judd Apatow pour un immense problème structural en particulier, c’est-à-dire cet interminable troisième acte (sur quatre) faisant intervenir une intrigue périphérique au récit et l’étirant à une longueur démesurément arbitraire. Ce n’est pourtant pas ici que le bât blesse : non, ce serait plutôt dans le refus catégorique de son scénariste et réalisateur de restreindre ne serait-ce qu’une petite quantité de l’amour colossal qu’il ressent et profère abondamment. Cet amour pour ses personnages et les situations dans lesquelles ceux-ci se retrouvent; cet amour pour sa propre femme et ses enfants; cet amour pour pratiquement quiconque a eu la chance de collaborer avec lui durant sa carrière. Il s’agit de cet amour tout à fait sincère et carrément vertigineux qui fait passer Funny People près du naufrage d’un point de vue filmique, et qui pourrait facilement confiner l’oeuvre entière dans une boîte étampée ‘‘narcissique’’ aux yeux des spectateurs les moins persévérants - non que ce qualificatif n’ait une connotation péjorative envers ceux-ci. Chose certaine, d’autres se retrouveront (et fort probablement en moins grand nombre) parfaitement désarmés devant telle philanthropie, pratiquement forcés à encenser la générosité d’esprit monumentale qui découle du projet de tous bords, tous côtés. Choisissez votre camp.
Funny People est donc centré sur l’histoire de George Simmons (Adam Sandler), humoriste méprisant au sommet de sa gloire, mais sans ami véritable. Délaissant de temps en temps les planches du stand-up comique pour devenir tête d’affiche de comédies américaines stupides comme on les connaît, celui-ci cherche toujours un sens à sa vie. Lorsqu’on lui annoncera qu’il souffre d’une grave maladie et que ses jours sont probablement comptés, il enclenchera un processus de réévaluation de lui-même, allant même jusqu’à engager Ira, jeune humoriste prometteur (Seth Rogen), pour écrire ses textes et devenir son assistant personnel. Pendant longtemps, George baignera dans l’abattement le plus profond, projetant de façon intermittente toute sa fureur sur son pauvre confident, mais le gardant aussi près de lui que possible. Leur rapport amical lui rappellera d’ailleurs les débuts de sa carrière, bien avant que la célébrité et la fortune ne lui aient dérobé son humanité - cette époque où il fréquentait Laura (Leslie Mann), qui s’est depuis remariée et est devenue mère de deux enfants. Utilisant d’abord sa condition médicale comme façon de se rapprocher de son ex-copine, George se verra ultimement confronté au scepticisme du nouveau mari de celle-ci, l’Australien Clark (Eric Bana), et avec l’éventualité d’une guérison s’approchant de plus en plus, il devra prouver qu’il est un homme changé pour de bon.
Avant même de procéder au compte des excès dont est responsable ce prolixe Funny People, il serait tout de même notable de l’approcher comme aboutissement d’une trilogie ostentatoire sur une masculinité nez-à-nez avec ses propres appréhensions : la sexualité dans The 40 Year Old Virgin, la question de la paternité et la responsabilité dans Knocked Up, et ici l’approche de la mort et la possibilité de rédemption. Traitant de thématiques plus amples à travers le parcours intérieur de ses nombreux personnages, Apatow semble d’abord s’intéresser à un mécanisme employé abondamment dans ses oeuvres précédentes, mais jamais exploré en long et en large auparavant : l’humour. Bien au-delà du constat que le rire endosse facilement la pesanteur d’une vie emplie de tristesse (sans la dissoudre, bien évidemment), son scénario étudie cette façade que les blagueurs s’édifient par eux-mêmes. Pourquoi est-ce qu’un humoriste voudrait faire rigoler un public pour lequel il n’a pas très haute estime? Quelle est sa volonté de poursuivre dans son métier s’il croît lui-même que seuls les gamins et les imbéciles sont en mesure d’apprécier ses films? Le texte de l'oeuvre suggère donc peu à peu la nécessité d’une renonciation à la blague comme solution miracle. Alors que George prendra un répit des spectacles d’humour en vue d’une réconciliation avec la seule femme qu’il a véritablement aimée, la cadence humoristique de l’ensemble diminuera, et ce, intentionnellement. C’est une fois que sa médication semblera obtenir la main forte dans son combat contre la maladie que George en viendra à réaliser que le malheur de son existence provient en fait de l’absence de réelle proximité dans ses rapports humains, malgré toute l’attention qui lui est prêtée.
Le constat que tire Apatow de cet éclaircissement est d’autant plus intéressant puisqu’il s’éloigne considérablement du modèle de quête personnelle que l’on attribue généralement aux antihéros de la comédie. Comme Ira et Laura peuvent l’observer, avec un désarroi variable, le passage près de la mort qu’a vécu George ne l’a pas délivré de sa nature égocentrique, bien au contraire. Cette déviation d’un idéal de repentance coutumier est plus véridique, plus riche et plus douloureuse dans les mains de son réalisateur. Soutenue par l’authenticité du jeu d’Adam Sandler, qui vient soutirer cette énergie colérique subconsciente à ses rôles habituels pour ensuite l’explorer habilement, la part significative qu’est George Simmons dans Funny People est, certes, la plus efficace du lot. Il est donc dommage de ne pas pouvoir en dire autant de tous les autres éléments de l’ensemble, à commencer par l’univers du personnage d’Ira, celui-ci habitant en colocation avec deux jeunes hommes (dont l’un étant également humoriste) visant eux aussi la célébrité. Bien que propices à plusieurs gags réussis et campés avec tout le timing comique que l’on attribue à leurs interprètes (soit Jonah Hill et Jason Schwartzman), leurs longues interactions finissent par alourdir un récit somme toute assez exhaustif tel quel. Cette branche de la trame narrative parcourant spécifiquement le microcosme des humoristes aspirants de Los Angeles - petit monde sans grande applicabilité universelle, cela dit - manque d’ailleurs de liant quant à la portée émotive du film, étant trop occupée à faire parader les apparitions de vedettes somme toute drôles, mais définitivement superflues. En voulant peupler son film d’autant d’amis, de connaissances et de membres de sa famille qui lui sont cher (et en tentant de donner de l’épaisseur à plusieurs personnages composant cette belle galerie), Apatow alanguit le nerf qui motive l’histoire qu’il désirait nous raconter au départ - c’est-à-dire ce que va devenir George Simmons.
Eut-il été conçu dans l’optique d’un simple drame, Funny People aurait probablement terminé sa course sans grands honneurs, faute de son approche extrêmement bourrative. Mais cette commodité toujours étonnante avec les répliques tonifiantes, cet humour salvateur (et, vous l’aurez constaté, profusément phallique - donc pas au goût de tous) vient heureusement alléger le tout, n’obstruant que très rarement les rouages dramatiques de son intrigue. Employant le rire pour apaiser cette dure affliction existentielle tout comme ses clowns tristes le font à répétition, Apatow rend tolérable la complaisance de son long-métrage, tout en prouvant qu’il a bel et bien le coeur sur la main. Porté par les interprétations béantes et occasionnellement sensibles du trio Sandler-Rogen-Mann, ceux-ci étant sans l’ombre d’un doute très à l’aise devant la caméra de leur auteur, Funny People complète la croissance en trois actes de ce dernier avec suffisamment d’intelligence pour lui excuser ses maladresses. S’il continue à développer son expressivité avec le langage cinématographique (ici bénéficiant de la collaboration du très doué Janusz Kaminski à la direction photo) et à faire interférer ses figures complexes avec le même talent pour la comédie verbale douce-amère, Apatow pourrait s’imposer parmi les cinéastes populaires les plus remarquables de sa génération. S’il demeure incapable de restreindre ses élans altruistes et refuse de faire les sacrifices nécessaires dans la salle de montage, il y a possibilité que son étoile pâlisse. Pour ce qui est du moment, cependant, il fait toujours bon vivre pour Judd Apatow… et pour tous ceux dont le nom et le numéro se retrouvent dans son carnet d'adresse.
Critique publiée le 4 décembre 2009.