À Arlène
« Après sept ans, les époux sont généralement fatigués l’un de l’autre, ils sont charnellement rassasiés. Vous et moi, nous sommes comme au premier jour. C’est ma fierté d’avoir distingué quelqu’une [sic] qui a ma confiance totale et qui n’en a jamais abusé. Je suis fier de ce que, m’aimant infiniment — j’ai la faiblesse de le penser —, vous me respectiez encore infiniment, et vice versa. »
— Lettre du Frère Marie-Victorin à Marcelle Gauvreau (11 février 1940)
Oubliez le rapport Hite, les rapports Kinsey, les Trois essais sur la théorie sexuelle, Les cent vingt journées de Sodome — non, n’oubliez pas Les cent vingt journées de Sodome —, oubliez les Epistolae duorum amantium, L’Art d’aimer, Le Banquet : l’ouvrage le plus fascinant, le plus renversant, le plus émouvant sur le cul, ce sont les Lettres biologiques — sous-titrées par l’éditeur Recherches sur la sexualité humaine — que Marie-Victorin et Marcelle Gauvreau se sont envoyées par la poste (à défaut de s’envoyer en l’air) de 1933 à 1944. Cette correspondance est d’autant plus étonnante que, sur cette question, il était rare d’en connaître un rayon… en cette Grande Noirceur.
Ces lettres — écrites il y a plus de quatre-vingts ans, dévoilées il y a un peu plus de trente ans, publiées il y a à peine cinq ans — sont un exemple de titillement intellectuel et d’intégrité professionnelle. Il est en effet surprenant de voir comment, tout au long de ses échanges, ce couple — passionné de science et de sexe — s’est tenu sur la ligne ténue entre la libido sciendi et la libido sentiendi sans jamais que l’un — ou l’autre — ne soit tenté d’exercer sa libido dominandi. Il s’agit d’un dialogue, sincère et franc, sans pudibonderie, ponctué de paroles frontales, rectales et dominicales, au cours duquel les yeux s’écarquillent et le reste s’entrouvre. Ainsi, la grande question que posent ces épistoliers d’exception (au-delà des questions sexuelles) : Comment repousser les frontières de l’ignorance sans enfreindre celle du professionnalisme ? Comment parler de fesses sans s’exciter le poil ? Comment s’émoustiller sans s’emmouracher ?
À la simple vue du preview de Dis-moi pourquoi ces choses sont si belles — il n’y a pas que l’annonce qui bande — (sorte d’intolérable préliminaire) l’excitation est à son comble ! On allait porter à l’écran l’écrit (de jouissance) de cet homme de Dieu et de cette femme de tête. Or, en sortant de la salle, après avoir assisté à la projection, un peu déçu, pas convaincu, je ramasse des bribes de conversation. « En fait, Marie-Vic, c’était un vieux pervers impuissant qui abusait de sa notoriété pour rendre folle une secrétaire désemparée. » Les discussions ne vont pas là où il aurait fallu qu’elles allassent. Y a donc kekchöze qui a raté sa cible en courant trop de lapines à la fois.
Et pourtant…
C’était clair dans les lettres. Non seulement Marie-Victorin n’a jamais voulu se faire sa secrétaire, mais il la reconnaissait comme son égal :
« Homme public et homme de science, biologiste et affamé de savoir le tout des choses de la nature, j’ignorais beaucoup de choses. Je n’avais pas de la femme cette connaissance précise qui m’était nécessaire et que, religieux, je ne pouvais atteindre par les moyens ordinaires. Vous avez été mon initiatrice. »
— Lettre du Frère Marie-Victorin à Marcelle Gauvreau (29 avril 1939)
Et comment ne pas douter de sa (de leur) sincérité devant ce translucide :
« Vous n’avez pas peur de moi — vous savez que je ne vous demanderai jamais rien de mal. Je n’ai pas peur de vous — je sais que jamais vous ne jouerez les Ève ou les Dalila. »
— Lettre du Frère Marie-Victorin à Marcelle Gauvreau (11 février 1940)
Pourquoi le public n’ayant pas lu la correspondance s’est-il fait, en sortant de la salle, une idée tout autre que celui qui l’avait lue ? Avançons-nous donc sur le terrain de la sémio-pragmatique. Réponse en cinq points.
:: Alexandre Goyette (Frère Marie-Victorin) [Max Films Productions]
Première réponse : le scénario. Pourquoi avoir intégré à la trame narrative le curé cauteleux, le frère fouineux, le vain vilain, ce sourcilleux Léo qui passe son temps à regarder, en arquant son arcade, par-dessus l’épaule de notre religieux ? On laissait de la sorte imaginer une condamnable incartade, planer une lourde menace, poindre une fâcheuse issue. Que nenni ! Rien ! Aucune délation ! Pas de procès ! Point de prison ! Nulle « infernale foudre » ! (dixit Villon) Ainsi, sinon que pour recevoir, dans un paysage hivernal aussi blanc que pur, une volée de bois vert de cinglantes semonces, sa présence était totalement inutile… et trompeuse.
Deuxième réponse : la mise en scène. Il ne fallait pas demander aux protagonistes de déclamer certaines lettres, l’œil mouillé et le motton dans le gavion, en expirant exagérément chaque syllabe comme dans les films postsynchronisés. Il ne fallait pas, non plus, montrer la secrétaire, « neuve sur ce cas » (dixit La Fontaine), ouvrir des livres aux images explicites offerts — sans plus de présentation (sans lubrifier l’audience) — par son directeur, ou encore, le couple, tremblotant, échanger ses lettres à huis clos dans d’équivoques pénombres. On insufflait un sulfureux érotisme qui ouvrait la porte aux commérages.
Troisième réponse : les cadrages. Certes, les cadrages — et la lumière — sont soignés, trop soignés mêmes (symétrie un peu engoncée de quelques plans, lens flares un peu trop insistants dans certains autres), mais la petite profondeur et les plans serrés — « sans jeu de mots » (dixit Marie-Vic) — injectent un surcroît d’intimité physique dans une relation qui s’était entièrement construite sur une union psychique. La sensualité que leur procure cette lentille surchauffante vient cramer l’affaire. L’objectif leur en prête un qui n’est pas celui que, eux, s’étaient fixé.
Quatrième réponse : le montage. Le montage — j’allais dire les boutures ! — confond aussi. Aristote, le premier à l’avoir défini, ne disait-il pas, dans sa Poétique, que la beauté de l’œuvre résidait dans l’« ordre et l’étendue » ? Qu’on nous présente ces images — ces magnifiques images d’« arbre d’orbe en cône et de sève en lumière » (dixit Paul-Marie Lapointe) — dans l’« ordre » que l’on voudra — été, hiver, automne, printemps —, il n’en reste pas moins que la courte — trop courte ! — « étendue » des plans nous empêche de jouir — décidément, ces lettres — de cette flore. L’intention était bonne, mais l’exécution bâclée. Aussi peut-on s’étourdir (et s’enrager) du vidéoclipage — feuilles… fleur… bran… brin… tron… tige… flaq… …tang… …uissea… chut… riv...… ouss… lierr… …lgu… bour… pét… pol… on… …cule — devant lequel on aurait aimé avoir le temps de s’émerveiller. Que les plans durent, pardi ! Qu’on puisse en jouir, bordel ! Impossible de comprendre pourquoi ces choses sont si belles !
Non ...! Le problème tient dans cette séquence de sexe onirique (?), sans subjectivèmes (coefficient de déformation dans l’image : flou, ralenti, ambiance sonore, etc.) ni modalisateur (signe que l’on passe du rêve à la réalité ou de la réalité au rêve : zoom in ou zoom out sur les yeux du personnage, insistant fondu enchaîné, glissando de harpe, etc.). Après une scène de rapprochement aussi charnel que déroutante derrière les portes de leurs bureaux, la protagoniste se réveille en sursaut non seulement trop longtemps après le déboîtement (passage du rêve à la réalité) — si c’en est un —, mais aussi dans un trop large plan. Même le sémiologue le plus aguerri pourrait croire que l’improbable baise a véritablement eu lieu. L’équivoque — voulue ? désirée ? intentionnelle ? (mais pourquoi ?) — a de quoi s’ancrer dans la caboche de chacun, puisque la scène (du réveil) est suivie d’une séquence à forts subjectivèmes (bougé, ralenti, musique appuyée) montrant l’accident de voiture (cauchemar ?) qui aura eu raison (réellement !) du Frère. Il est facile de prendre les rêves pour les réalités et les vessies pour des lampions.
:: Mylène Mackay (Marcelle Gauvreau) [Max Films Productions]
Cinquième réponse : la mise en abyme. On a décidé, pour éviter le biopic classique (ce qui est louable), d’offrir un film dans le film (qui allait poser plus de problèmes que de questions). En effet, Dis-moi pourquoi ces choses sont si belles (réalisé par Lyne Charlebois) met en scène Antoine (Alexandre Goyette) et Roxane (Mylène Mackay) jouant dans un film, Conrad et Marcelle — « réalisé » par Marianne (Marianne Farley) —, mettant en scène le Frère Marie-Victorin et Marcelle Gauvreau. D’abord, ces déboîtements (les moments lors desquels Dis-moi pourquoi… nous offre à voir la « réalité » du tournage de Conrad et Marcelle) — qui sont peu nombreux, peu substantiels et donc peu intéressants —, mettent en scène un homme (Antoine) qui, en couchant avec sa partenaire de jeu (Roxane), se joue de sa femme (Qui...!?). Résultat ? L’infidélité de l’un (Antoine) déteint sur la fidélité de l’autre (Conrad).
Ensuite, les (supposées) « questions » posées dans l’univers diégétique emboîtant n’encouragent ni l’introspection ni la réflexion. S’il y avait des questions à poser ç’eût été celles de la rigidité de ce Québec de l’époque (et de l’aplaventrisme de la nôtre), celles des vues avant-gardistes des deux correspondants sur moult sujets (écoles mixtes, célibat des prêtres, valorisations du plaisir solitaire, destitution du diable dans l’affaire) et, pourquoi pas, celles remuées par les communautés 2SLGBTQIA+ en abordant (la table était mise) la question de la « sapiosexualité », laquelle aurait eu plus de sens que le simple one night expédié sous la jambe.
Enfin, pour aller au bout de l’idée, ces déboîtements auraient mérités d’être filmés à la façon du cinéma-vérité tel que le proposait l’ONF dans les année 1960 afin de mettre réellement à nu les acteurs et les actrices du film lui-même. Fallait-il tant de complications pour n’accoucher que de cette antimétabole (jouissive, mais entendue) lancée par la fille désœuvrée à son amant contrit : « Conrad et Marcelle ont connu l’amour sans sexe, nous on aura connu le sexe sans l’amour. » Et, tout bien considéré, deux autres mises en abyme — L’Hiver de force et Cyrano de Bergerac (deux œuvres rapidement évoquées et qui mettent, elles aussi, en scène les amours conflictuelles, sinon tordues, de deux êtres d’exception) — auraient gagné (si l’on s’en était plutôt tenu à l’amourette entre Antoine et Roxane) à être plus profondément explorées.
*
Un mot enfin du contexte dans l’expérience de réception, un mot sur le public. Dans la salle, on fut gêné à « génital ». On a pouffé à « poil ». On s’est raidi à « érection ». On s’est esclaffé à « éjaculer ». On s’est tordu à « testicules ». On a vagi à « vaginal ». On a ovationné à « ovaires ». On s’est fendu l’uvule à « vulve » et la pipe à « pénis ». C’était drôle !? No entiendo eurien pantoute !
Et Dieu merci — Dieu, toujours ! — on n’a pas cru bon d’intégrer les « masturbation », « sodomie », « anus », « fente » et « cul », on a évité les « voyeurisme », « fétichisme », « tribadisme », « masochisme » et « sadisme » qui ponctuaient les lettres, et fait fi des « fifis », des « nymphos », des « pédos », des « homos » qui auraient généré l’hilarité. Comme disait Alfred Jarry, grand iconoclaste devant l’Éternel — encore lui ! —, avec sa sagacité légendaire : « C’est parce que la foule est une masse inerte et incompréhensive et passive qu’il la faut frapper de temps en temps, pour qu’on connaisse à ses grognements d’ours où elle est — et où elle en est. » Celle-ci, ce soir-là, ne grognait pas comme un ours, elle se marrait comme une baleine et se tordait comme un bossu. On aurait peut-être gagné à révéler le fond le plus gênant de ces lettres, question que le rire gras pogne la jaunisse.
En somme, la partie du public qui aura lu la correspondance trouvera ce film de 2024 plus chaste que les lettres de 1944, lesquelles allaient bien plus loin, étaient beaucoup plus explicites et plongeaient dans des zones infiniment plus troubles.
Le film aura eu, au moins, l’intérêt de nous apprendre où cette partie-là en était rendue… sans qu’elle ne pût nous partager les raisons pour lesquelles ces choses fussent si drôles.
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