DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Evil Does Not Exist (2023)
Ryûsuke Hamaguchi

Laisser marcher les cerfs sauvages

Par Thomas Filteau

Si on connaît aujourd’hui Hamaguchi à la lueur de son superbe Drive My Car (2021), lauréat de l’Oscar du Meilleur film étranger en 2022, histoire dense et noueuse insufflée de charmants maniérismes mélodramatiques, il fait plaisir d’observer sa plus récente proposition se départir de la prétention à composer une grande œuvre maîtresse, malgré son titre à première vue grave et ambitieux. C’est peut-être parce qu’il s’agissait originalement d’un projet non-narratif, en collaboration avec la compositrice Eiko Ishibashi (qui signait la trame sonore de Drive My Car, et dont les pièces lancinantes accompagnent tout autant le présent récit), projet qui s’est progressivement développé en long métrage au fur et à mesure des séjours forestiers de l’auteur japonais, que l’œuvre apparaît pleine de silences et d’espaces vacants, qu’elle favorise le cryptique à l’explicite et préfère l’observation à l’examen minutieux.

Avec Evil Does Not Exist, il s’agit d’abord de suivre et de transmettre un rythme, en l’occurrence celui de la vie rurale de Takumi (Hitoshi Omika), homme à tout faire renfrogné et impénétrable habitant un petit bourg de 6000 habitant·e·s non loin de Tokyo. Une longue séquence d’ouverture travaille ainsi à nous familiariser avec les gestes meublant son quotidien, de la coupe du bois provenant de la forêt attenante à sa demeure au partage de l’eau de source et la récolte du wasabi sauvage servant à approvisionner un restaurant voisin. Takumi semble ainsi résider hors d’une expérience citadine du temps formée d’horaires bien ficelés et de rendez-vous préétablis, comme en témoignent ses retards répétés lorsqu’il est temps d’aller chercher sa fille Hana (Ryo Nishikawa) à la fin de sa journée scolaire. C’est précisément ce rythme de vie, de même que les implications éthiques d’une existence soucieuse de son environnement, qui se retrouve menacé par l’annonce de l’implantation dans le boisé d’un site de glamping.

On pourrait dire simplement qu’il s’agit d’une fable écologique, présentant la défense par les résident·e·s d’un espace vulnérable aux appropriations d’un ordre capitaliste souhaitant investir du confort d’un complexe hôtelier une nature dès lors aménagée en rusticité factice devenue l’image inoffensive d’elle-même. Ce serait pourtant un trop simple portrait de ce que tisse ici Hamaguchi. D’un côté, malgré la proposition titulaire de l’inexistence du mal, le récit ne se permet pas pour autant d’éclipser les tenants du pouvoir qui permettent la situation absurde servant de noyau dramatique. On comprend rapidement que le film cultive un regard éminemment critique face à l’appât du gain menant à l’élaboration d’un programme boiteux par l’agence artistique en charge du projet touristique (profitant de subventions gouvernementale postpandémiques pour faire quelques sous hors de leur domaine d’expertise) et à l’envoi de sous-fifres incompétent·e·s (et pour cause, ce sont deux agent·e·s d’artistes) pour essuyer les invectives des résident·e·s. Or il ne s’agit pas pour autant d’une simple guerre entre locaux et entrepreneurs citadins, puisque Hamaguchi travaille toujours à amenuiser les simples dynamiques d’opposition en faveur d’une interrogation des rencontres individuelles et contingentes, dans un délicat mouvement d’humanisation. Les deux agent·e·s artistiques représentant le projet au cours d’une superbe scène d’audience publique avec la communauté rurale apparaissent au contraire comme des personnages progressivement sensibles aux inquiétudes entourant l’implantation du site, et tout à fait conscient·e·s du caractère indéfendable de leurs ambitions.

De même, Evil Does Not Exist s’efforce à ne pas faire de son récit un conflit de propriété territoriale. Takumi, dans la séance de questions-réponses suivant l’audience publique, explique lui-même que la région ne fut ouverte à l’implantation populaire et au développement agricole qu’à la fin de la guerre, et que c’est à partir de l’idée d’être étranger au territoire que se compose la responsabilité éthique de son habitation communale. C’est cette posture qui permet d’observer chez la plupart des résident·e·s la présence conjointe d’une suspicion et d’un désir d’accompagner l’intégration du site de glamping par le partage de leurs connaissances des enjeux écologiques de la région, passant de l’importance de l’eau à la cohabitation avec les cerfs, pour lesquels la forêt s’avère un lieu de déplacement essentiel. Et s’il y a bel et bien une forme de renversement dans l’humanisation des figures antagonistes, alors que le récit emprunte le point de vue des deux agent·e·s, retournant à Tokyo pour faire part à leur patron des interactions avec la communauté, c’est dans sa finale que Evil Does Not Exist entreprend un revirement surprenant et trouble, dans une suite d’évènements ambigus et d’éclats de violence dont je tairai les détails, mais qui néanmoins servent à recontextualiser toute la posture morale proposée par Hamaguchi.


[Fictive / NEOPA]

Il ne faudrait donc pas se fier au titre, qui se présente à la fois comme l’imposition d’un langage purement moral et comme l’ambition de son dépassement, car il me semble que ce qui intéresse Hamaguchi ici, c’est précisément la façon dont la reconduction de strictes lectures morales faillissent dans leur mise en pratique. Il s’agit d’une interrogation qui parsème la filmographie du cinéaste depuis son film de fin d’études, Passion (2008). Dans une séquence de celui-ci, une enseignante de mathématiques de niveau secondaire propose une leçon sur la violence à ses élèves après le suicide d’un des leurs. La scène est d’abord didactique, alors que la professeure avance l’importance d’une responsabilité individuelle de non-reproduction de la violence par une pratique du pardon. Punir la violence, c’est répéter son cycle, dit-elle, et «la seule façon de faire face à la violence est de l’accepter ». Mais lorsqu’un des écoliers se lève, s’identifiant comme l’un des tortionnaires de leur camarade décédé, un basculement s’effectue. Le jeune garçon invite quiconque ayant fait du mal au défunt à se lever (et c’est l’entièreté de la classe qui répond à son appel), avant de leur accorder un pardon au nom de leur victime. Effarée, la professeure s’excuse et s’éclipse de la salle de classe. On retrouve toujours ce questionnement de la limite des systèmes moraux chez Hamaguchi, à travers des récits tiraillés entre un certain didactisme quelque peu scolaire et l’expression de son insuffisance.

Il ne faudrait donc pas chercher dans Evil Does Not Exist le désir de former une position éthique tranchée, mais plutôt la cultivation d’une ambiguïté, le réalisateur choisissant d’offrir à ses personnages la possibilité d’un geste injustifié, ne serait-ce que pour leur conférer l’opaque complexité qu’implique l’incohérence apparente de leurs intentions. Il s’agit là aussi d’un certain mouvement éthique, représentatif d’une vision de la création filmique s’asseyant sur l’importance de concevoir des moments équivoques où se logeraient tour à tour le regard scrutateur de ses spectateur·ice·s et l’individualité impénétrable de ses personnages. C’est peut-être, finalement, une façon d’envisager le cinéma de la même façon que les personnages du réalisateur prennent soin de leur lieu d’habitation, cette forêt arpentée par les cerfs sauvages, dans le but d’entretenir l’espace de leur existence autonome.

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Critique publiée le 30 mai 2024.