Ce qui à chaque fois m’émeut dans l’œuvre populeuse de Ken Loach est sa considération réelle pour une certaine classe ouvrière, le caractère insatiable de ce cinéaste qui n’a de cesse de sonder cette fraction complexe, toujours en transformation, d’une société foncièrement hétérogène, et qui s’y applique avec un soin et une acuité difficilement comparables. Résolument populaire, dans le plus beau sens de ce mot, ce spécialiste de l’authenticité sociale, qu’il préfère à la notion de réalisme, ne s’essaie pas à sublimer l’expérience humaine. Il n’élabore pas un cinéma qui serait en quelque sorte une recherche d’élévation, qui injecterait du sens dans une vie ordinaire qui en serait, par nature, dépouillée. Au contraire, n’opposant ni ne hiérarchisant l’art et la vie, mais les considérant comme étant intrinsèquement liés, voire indistincts, Loach sait regarder. Il a la capacité, sans doute développée au contact de ses implications sociales et de son engagement politique, de voir où se loge le sens dans l’ordinaire, loin de la notion du banal avec laquelle on le confond trop souvent, et il nous donne ainsi à éprouver ce sentiment, si singulier, d’une réalité qui serait en train de se faire sous nos yeux. J’ai consenti donc, de bon cœur, à me laisser entraîner sur le territoire tant aimé du cinéaste britannique et, sachant bien la radicalité de sa vision jusqu’au-boutiste, je suis entrée dans, ce qui serait, son ultime proposition, avec une adhésion aveugle, et quasi totale, et avec comme seule espérance une dernière ronde en terrain connu, une dernière rencontre avec cet authentique sentiment de vérité.
Au premier abord, The Old Oak semble effectivement remplir sa promesse. Campé dans le nord-est du Royaume-Uni, dans une ville défigurée par le chômage suivant la fermeture de sa mine de charbon, seule véritable économie locale, le plus récent long métrage de Loach raconte l’arrivée d’un groupe de familles syriennes rompues par les atrocités de la guerre. S’étant fait accorder refuge par le gouvernement britannique dans ce petit hameau, lui aussi, accablé par d’autres types de bouleversements sociaux, les familles, aussitôt arrivées, se font montrer la porte par ses habitant·e·s. Après avoir été soumis∙e∙s à l’horreur des combats armés, les nouveaux∙elles arrivant∙e∙s subissent une série d’événements violents — attaques verbales et physiques — infligés par un corps social fracturé, appauvri, mal nourri et malade qui voit dans cette vague d’immigration un péril supplémentaire à sa propre survie. The Old Oak, qui emprunte son titre à la dernière taverne du village, prise au cœur de ce déchirement identitaire, raconte l’histoire de deux solitudes, deux groupes d’individu∙e∙s, étrangers l’un à l’autre, qui ont au moins en commun d’avoir été sacrifié∙e∙s par la classe politique. Le pub, bien qu’en piteux état, abrite toujours une poignée de malheureux∙ses rongé∙e∙s par des vies tragiques et qui considèrent la baraque — propriété de TJ Ballantyne (Dave Turner, qui reste convaincant malgré tout), un tenancier presque autant meurtri que son commerce — comme la dernière forteresse d’un temps révolu, celui du travail, de la solidarité et de la dignité. TJ est un être mélancolique qui, malgré les épreuves familiales et économiques répétées, n'a rien perdu de son humanité. Bien qu'elles aient fait de lui un homme plus taciturne qu'il ne l'a autrefois été, TJ est encore capable, contrairement à ceux et celles qui peuplent quotidiennement son établissement, de démontrer de la compassion pour les plus démuni∙e∙s — en atteste notamment sa manière de prendre soin de Marra, un chien orphelin qu’il a adopté après que celui-ci lui ait sauvé la vie et dont la fin tragique évoque de belle manière celle du faucon crécerelle dans Kes (1969). En effet, TJ, bien que discrètement, fait partie du petit comité citoyen qui se démène pour accueillir les familles réfugiées. Grâce à cette implication, TJ développe une relation amicale avec Yara (première apparition à l’écran d’Ebla Mari, qui, en dépit de son charisme, n’arrive pas à nous ravir), une jeune photographe syrienne maîtrisant étonnamment bien l'anglais, et c'est cette amitié insolite qui deviendra le véritable liant entre les deux communautés. Si le Old Oak est d’abord le théâtre d’une dissension sociale, en raison d’un bataillon, de plus en plus petit, d’irréductibles refusant l’entrée du pub à un groupement de réfugié∙e∙s cherchant simplement un lieu hospitalier pour se réunir et manger, il deviendra, grâce à la bienveillance de TJ et au caractère fédérateur de Yara, le lieu d’où renaîtra une cohésion réparatrice.
Il faut le dire, The Old Oak a le mérite de prendre une position claire sur une réalité brûlante et, de surcroît, de le faire en prônant une façon de penser, d’être et d’agir vertueuse, en soulignant l'importance de valeurs fondamentales dans un monde de plus en plus intolérant. Mais c’est peut-être là le défaut de sa qualité : The Old Oak est un film dont le discours, qui se rend à nous habilement dès sa première scène, prometteuse par son inventivité et l’émotion vive qui s’en dégage, perd en force, et surtout en persuasion, plus les minutes s’écoulent. Contrairement à ce à quoi nous a habitué Loach, dont la couleur particulière de la mise en scène, très naturelle, a souvent donné à penser que la plupart de ses scènes n’étaient pas scénarisées, la parole qu’il donne ici à entendre, particulièrement dans les séquences dramatiques, semble plus artificielle. C'est principalement une certaine insistance du langage qui suscite cette impression : à plusieurs reprises, alors que l'émotion est à son comble, surviennent des échanges entre les personnages qui laissent croire que leur fonction est de commenter ce qui nous avait déjà été montré. Ce qui ressemble à des explications, souvent évidentes, réduisent non seulement les significations possibles de ce qui se joue à l'extérieur de la parole, mais également la portée des images qui, avant d'être justifiées, étaient déjà convaincantes.
Mais il y a de nombreuses choses à louer dans The Old Oak, particulièrement le talent de Ken Loach à nous faire ressentir, quoi qu'il en soit, une réelle empathie pour ses personnages, qu'ils soient centraux à l'histoire ou simplement de passage, et sa manière, si rare, d'arriver à leur donner une consistance réelle, de laquelle nous ne pouvons douter. En somme, il faut aller à la rencontre de The Old Oak, mais voir au-delà, se rendre jusqu'au vieux chêne et l'apprécier pour ce qu'il est : non pas une œuvre isolée, mais s'inscrivant plutôt dans un geste ample de pensée, comme une variation crépusculaire sur les thèmes chers d'un auteur aussi marquant.
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