DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Chimera, La (2023)
Alice Rohrwacher

Entre le visible et l'invisible

Par Alexandra Boilard-Lefebvre

L’obturateur de la caméra est fermé. En voyage dans une nuit mécanique, on doit d’abord écouter : le chant des insectes, est-ce les stridulations des grillons ou des sauterelles, les cloches d’un carillon à vent, ou est-ce plutôt une flûte ? Commencer son film dans l’obscurité, encore une fois, une manière qu’a Alice Rohrwacher de nous demander d’imaginer. Mais cette fois-ci, aucune source lumineuse pour percer la noirceur. Pas de lampes de poche ou de phares de voiture, pas même la lune bleue de l’Inviolata sous laquelle s'ouvrait Lazzaro felice (2018) pour faire arriver les choses. Le mécanisme de la caméra s’enclenche, on l’entend avant de le voir. Puis, dans une lumière blanche et crue, Beniamina (la Yle Vianello de Corpo celeste [2011], toujours aussi captivante) nous donne furtivement à voir son visage avant de disparaître à nouveau. On joue à obstruer la caméra avec le capuchon de la lentille, puis à le retirer, puis on recommence, esquissant ainsi de manière artisanale une succession de tableaux intimes, instantanés amoureux d’une jeune femme qui regarde autant qu’elle est regardée. Beniamina, amusée, détourne son visage, offrant son dos à Arthur (Josh O’Connor), derrière la caméra, qui lui dit : « So it's you. My last women's face », affirmation annonciatrice de la quête qui occupera, au sens le plus total du terme, ce personnage de « l’Inglese ». Puis, le bruit d’un train en marche, d’abord à peine perceptible, recouvre tous les autres. Un bruit de l’extérieur qui se faufile par une brèche dans la toile du rêve et la déchire, laissant grand ouvert un passage par lequel le monde réel envahit les songes d’Arthur avant de l’en extraire complètement. Dans la cabine d’un train immobile, qu’on découvre peuplé de personnages qui semblent tout droit sortis d’un conte, un Arthur déphasé est réveillé par un contrôleur de billets qui le nargue, « Were you dreaming? Sorry, you'll never know how it ends now », déclenchant les rires espiègles d’un groupe de jeunes femmes qui ne quittent pas l’étranger des yeux — et faisant naître, chez nous, une pointe de soupçon, nous demandant si la cinéaste, par la bouche de son poinçonneur, ne serait pas en train de nous interpeler. Le cinéma auquel Alice Rohrwacher nous a habitués a tout à voir avec le rêve et plus précisément avec ces moments fragiles, fugaces, mais qui n’en sont pas moins signifiants, où le monde imaginaire fait irruption dans la réalité comme le cillement métallique d’un train en marche s’invitant dans un rêve d’amour. C’est à ce point de jonction — celui entre des mondes rendus indiscernables — que la cinéaste s’intéresse. C’est même de là qu’elle pense toute son œuvre.

La Chimera met en scène Arthur de retour dans son village d’adoption après un séjour en prison dont nous ne savons presque rien. Ce n’est pas la seule information manquante : comment cet Anglais est atterri dans ce village et depuis combien de temps ? Nous n’en aurons jamais une idée claire. Le fait est qu’à son retour, on l’attend, on le fête, car l’étranger fait partie d’une bande de tombaroli, des pilleurs de tombes étrusques, un groupe d'hommes, rudes, mais désopilants, qui font le trafic d’objets funéraires pour s’enrichir ou pour seulement, petits poissons instrumentalisés dans la chaîne alimentaire, subvenir à leurs besoins. Arthur semble avoir été catapulté dans un temps, dans un espace auxquels il n’appartient pas. Authentique étranger, il détonne dans ce monde profane, matérialiste, historique et qui, malgré tout, exulte. Se débrouillant à peine dans la langue, il se tient souvent en bordure des conversations, en suspens dans son complet en lin crème qu’il porte obstinément durant la majorité du film — ce qui n’est pas sans rappeler l'aspect immuable des costumes de théâtre ou des personnages des contes merveilleux —, quand il n’est pas terré dans sa cabane limitrophe qui, comme lui, se retrouve ni à l’intérieur ni à l’extérieur. Elle est entre, construite à même les fondations qui cerclent le village. Contrairement à sa bande, préoccupée par des enjeux plus terre à terre, tout l’intérêt de la participation d’Arthur aux missions illicites d’excavation est son pouvoir : il se « perd dans ses chimères », ce que déclare, très sérieusement, la seule femme du groupe de pilleurs lors de l’une des plus belles scènes du film, durant laquelle, l’étranger, fiévreux, dévoile l’étendue de son don.

Être profondément mélancolique, coincé à la frontière entre deux mondes, celui du visible et de l’invisible, les tombaroli d’un côté et les fantômes de l’autre, Arthur, qui a perdu son grand amour Beniamina — et c’est cette perte qui le rend clairvoyant —, a la capacité de ressentir le vide. Équipé d’un bâton de sourcier, le maître anglais, suivi de sa bande, déambule, s’arrêtant seulement au-dessus des espaces vides que créent, sous terre, les tombes étrusques. On peut penser que l’étranger est tombaroli par défaut : s’il éprouve un certain attachement aux objets volés aux morts et un intérêt évident pour l’archéologie, Arthur est tout entier dédié à la recherche de Beniamina, cette jeune femme qu’il a perdue, qu’on lui a peut-être arrachée, comme Eurydice à Orphée, et dont les retrouvailles tant espérées semblent impossibles à conjuguer au présent.

Dans le monde tangible de La Chimera, celui où se déroule l’action, on raconte donc cette histoire, celle d’Arthur et de sa bande de bandits colorés à la recherche d’un trésor, imaginaire ou réel, puis l’histoire de la mère de Beniamina (incarnée par l’iconique Isabella Rossellini) convaincue du retour imminent de sa fille et, enfin, l’histoire d’une Italie, celle des années 1980, en profonde mutation, sujet de prédilection de la cinéaste. Or le cœur de La Chimera se trouve ailleurs. La caméra cherche autre chose : peut-être cette part invisible du réel, cette part émotive de l’expérience vécue. Le cinéma d’Alice Rohrwacher, à la manière du rêve, rend visible cette fraction du réel qui ne se laisse pas regarder. Pour Alice comme pour Arthur, les mondes sont poreux : entre le rêve et la réalité, le passé et le présent, la vie et la mort, les frontières ne sont pas étanches. Par la fiction donc, ce à quoi nous convie la cinéaste, c'est à cette part de la réalité qui nous échappe, non pas en produisant une illusion, une chimère, mais en créant un territoire cinématographique suffisamment perméable pour accueillir nos propres (re)configurations imaginaires.

Comme Arthur pour les tombaroli, le cinéma d’Alice Rohrwacher, et en particulier sa Chimera, revêt pour les spectateur·trice·s une fonction vitale : grâce à cet espace de médiation entre le visible et l’invisible, le monde redevient, le temps d’une séance de cinéma, énigmatique, sombre et magique, n’ayant peut-être plus rien à avoir avec ce qu’il est « vraiment », mais bien avec le regard qu’on lui porte.

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Critique publiée le 26 avril 2024.