Ça a été un gros mois de mars pour Rhys Frake-Wakerfield, dont le Winnie-the-Pooh: Blood and Honey (2023) a tout raflé aux Golden Raspberry Awards, et dont la suite, ingénieusement intitulée Winnie-the-Pooh: Blood and Honey 2, a pris l’affiche pour une brève sortie en salles — au Quartier Latin, il s’agissait d’un « événement » en tout cas. Et même si le film constitue une abomination toute contemporaine, quelque part entre la suite et le remake, avec une nouvelle distribution et un design monstrueux standardisé, celui-ci permet au TCU (le Twisted Childhood Universe de la compagnie de production Jagged Edge) de prendre de l’expansion, et de commencer à rivaliser de surenchère mythologique avec le Art the Clown Megaverse de Damian Leone. Mais à quelques différences près…
Toute l’histoire débute avec l’arrivée de Winnie l’ourson dans le domaine public en 2022. C’est l’occasion pour Frake-Waterfield de tirer profit de la nostalgie des Britanniques pour le petit personnage de Milne et Shepard en accouchant d’un scénario blasphématoire garant d’une sorte d’attrait malsain. Le résultat est un nanar qui mélange maladroitement le slasher lambda de pitounes exhibitionnistes, le torture porn et le film de trauma psychologique à la A24 dans un tourbillon d’exploitation ; c’est l’original Blood and Honey, où Winnie et sa bande se transforment en tueurs psychotiques après avoir été abandonnés dans la forêt par Jean-Christophe. Et s’il est vrai qu’il y a quelque chose de troublant dans le spectacle du jeune garçon, devenu adulte, qui supplie Porcinet d’arrêter d’étrangler sa fiancée, le film s’embourbe vite dans les poncifs du cinéma d’horreur populaire, déployant un univers obscur de carnaval gore peuplé de personnages dont les costumes ridicules contribuent à diluer l’horreur. « Did you see his face », demande une victime paniquée, « that did not look human », alors qu’apparaît à l’écran un péquenot affublé d’un masque d’ours jaune complètement loufoque. Car l’humour est accidentel ici, et c’est ce qui torpille l’entreprise, plus que toutes ses lacunes techniques (en matière d’éclairage notamment). Dépourvu d’un sens de l’autodérision, le film est d’autant plus ridicule qu’il semble incapable de réfléchir à sa propre nature parodique et que la simple idée d’un Winnie et d’un Porcinet meurtriers finit par se suffire à elle-même, dans un monde où la valeur symbolique supplante la valeur d’usage — c’est l’effet Sharknado (Anthony C. Ferrante, 2013), où l’excentricité du concept compense à elle seule pour le caractère indigeste de la production.
Et si la suite de Blood and Honey est plus léchée, avec une direction artistique mieux travaillée, elle est aussi plus anonyme. L’introduction, réalisée dans un style d’animation dépouillé qui rappelle quelque mise en scène infantile, se désintéresse du trauma de Jean-Christophe auprès de ses amis animaux, qui l’ont torturé sans relâche dans l’opus précédent, pour se concentrer sur l’ostracisme dont il fait l’objet après le massacre de la Forêt des rêves bleus, que lui impute la population locale. L’abandon de la subjectivité du héros, le changement d’acteur principal et le développement d’un univers social périphérique (incluant de nombreux personnages et lieux archétypiques) contribuent à transposer Winnie et sa bande (dont font désormais partie Maître Hibou et Tigrou) dans le monde suburbain traditionnel de film d’horreur générique, où les victimes sont des femmes performant une séance dans une roulotte, des rednecks armés jusqu’aux dents, des gardiennes d’enfants et les participant·e·s peu vêtu·e·s d’un rave organisé dans un site industriel abandonné. La trame narrative impliquant le Dr Gallup nous y enfonce encore davantage, jusqu’à changer complètement la nature du trauma de Jean-Christophe pour mieux standardiser l’histoire d’origine de Winnie. Gallup est un savant fou, voyez-vous, qui aurait kidnappé le jeune frère du protagoniste pour effectuer sur lui des expériences génétiques qui l’ont transformé en hybride monstrueux. Ce n’est pas vraiment cohérent avec ce qui a été établi dans l’œuvre originale ni dans le premier opus, mais au diable la cohérence quand on peut générer du mythe ! Et quoi de mieux pour ce faire que d’inclure un combat fratricide digne du théâtre grec dans un ersatz du hicksploitation de mutants à la Hills Have Eyes (Wes Craven, 1977) sous la bannière d’un célèbre conte pour enfants ?
[ITN Distribution / Jagged Edge Productions / Premiere Entertainement Group]
Il existe ici un sens du drame aigu, qui se décline dans le sérieux incroyable qui caractérise l’approche du réalisateur. Sa prédilection pour le réalisme cru transparaît notamment dans la présence d’une bande sonore orchestrale hyper emphatique, mais aussi dans l’insistance sur le photoréalisme des masques animaliers, que la caméra ausculte avec obstination, comme pour montrer l’évolution accomplie depuis le premier film. Et c’est ainsi qu’il finit par saper tout le potentiel humoristique de son travail, créant une rupture de ton insurmontable entre la nature excentrique du sujet et sa représentation tragique, discréditant du même coup le choix de Scott Chambers dans le rôle principal, dont le visage souriant conjure constamment le trauma de son personnage. L’apparition de Tigrou est aussi symptomatique du problème, s’effectuant d’une façon parfaitement banale, surtout que l’on retarde longuement sa révélation pour en maximiser l’impact. Le moment du dévoilement, lors de la scène du massacre final, n’en est que plus décevant, puisque le design de la créature est étrangement similaire à celui de Winnie et que, dans l’absence d’un iota de la personnalité du Tigrou original, l’un et l’autre deviennent presque interchangeables. Tigrou, c’était mon personnage préféré de la série, et sa personnalité se prêtait particulièrement à celle du méchant blagueur à la Freddy Krueger. Or, l’idée d’en faire une autre machine à tuer, misogyne de surcroît, avec des griffes plutôt qu’un piège à ours, nous rappelle que la transgression reste toujours ici au niveau du pastiche.
Clairement, Frake-Wakerfield cherche à mythifier son concept de personnages de contes de fées « transgressifs », qu’il compte réunir dans sa franchise Twisted Childhood Universe (dont les titres prévus incluent Bambi: The Reckoning, Pinocchio: Unstrung et Poohniverse: Monsters Assemble). Sa démarche évoque un peu le cinéma de Damian Leone qui, après ses humbles débuts avec le court métrage The 9th Circle en 2008, a fait de son personnage de mime démoniaque Art the Clown une figure démiurgique, vedette d’une trilogie de longs métrages. Il n’y a qu’à comparer l’évolution des affiches respectives de Blood and Honey et de Terrifier (2016) qui, autour de leurs personnages centraux, développent de vastes univers, pour se convaincre d’une surenchère mythologique commune. Mais là où Leone, ancien artiste d’effets spéciaux, utilise ses films comme une célébration de la plasticité du cinéma d’horreur classique — l’héroïne de Terrifier 2 (2022) étant elle-même une cosplayeuse — le réalisateur et producteur de Blood and Honey mélange plastique et effets de synthèses dans des plans très rapides, parfois complètement obscurs et confus, de sorte que c’est encore et toujours l’idée qui prévaut sur l’exécution, l’idée de Winnie, de Maître Hibou ou de Tigrou qui massacrent des gens plutôt que le spectacle de ce massacre.
La cinéphilie se traduit donc surtout ici par un amour du blasphème, de la surenchère et d’une complaisance digne des efforts industriels les plus crasses. Mais est-ce que c’est si mal ? C’est la question à 1000 dollars. Car nonobstant l’absence d’une grande ingéniosité, on dénote dans le film un amour véritable pour la série B, et pour tout ce que représente la série B, soit l’exploitation des pulsions morbides et perverses d’un auditoire qui n’est pas particulièrement regardant. En cela, il s’agit peut-être bel et bien d’un « événement » que la projection inattendue de cet humble nanar, dont la rareté dans le paysage actuel — l’horreur a tendance à être lisse et proprette au cinéma aujourd’hui — justifie paradoxalement la hausse du prix des billets. Là où le problème réside, c’est plutôt dans l’exploitation d’une nostalgie triomphante qui aujourd’hui assimile le pastiche à la parodie, la référentialité à la réflexivité.
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