Dans la carrière de Francis Ford Coppola, One From the Heart est généralement présenté comme un échec commercial et critique qui a obligé le cinéaste à accumuler par la suite des modestes projets de commande, sans jamais être capable de reproduire son succès artistique des années 1970 (en enchaînant les Godfather [1972 ; 1974], The Conversation [1974] et Apocalypse Now [1979]) ni de retrouver pied dans une industrie qui ne voulait plus de ses tendances mégalomaniaques. Cela n’est pas tout à fait faux, mais cette manière de présenter les faits trahit surtout l’indifférence réservée à Coppola à partir des années 1980, comme si on ne lui avait pas pardonné d’avoir tourné le dos au type de cinéma qui avait fait sa réputation.
Maintenant que le film retourne en salle dans un montage retravaillé, affublé d’un nouveau sous-titre (Reprise), il convient de raconter autrement l’histoire de cette production, pour mieux en faire ressortir le caractère singulier. En effet, loin d’un « petit » film que Coppola aurait fait pour se reposer du tournage éprouvant d’Apocalypse Now, ce drame musical romantique devait au départ s’insérer dans une adaptation des Affinités électives de Goethe, d’une durée prévue de seize heures, qui était une manière d’expérimenter avec les nouveaux moyens de la vidéo pour propulser le cinéma vers son avenir électronique. La densité romanesque, le minutage épique, l’innovation numérique — on croirait un projet de Lav Diaz (à qui la comédie musicale n’est pas non plus étrangère). Rien de cela ne survit vraiment dans le produit final, mais l’histoire de la production alimente celle à l’écran : One From the Heart est un film de rêves brisés, une romance fantasmée, un élan mélancolique vers ce qui n’a pas pu être, permettant de mieux retrouver ce qui peut encore advenir. C’est le récit d’un couple qui se sépare, Hank (Frederic Forrest) et Frannie (Teri Garr) vivant chacun de leur côté une aventure extraconjugale avant de se réconcilier, avec la musique originale de Tom Waits (accompagné au chant par Crystal Gayle) qui commente leurs vies, et c’est le récit d’un cinéaste qui essaie de se dissocier d’Hollywood pour inventer un autre cinéma, mais qui finit par y revenir, non sans amertume, contribuant néanmoins à renouveler cette forme « classique ».
Le projet de One From the Heart est intimement lié à celui d’American Zoetrope, une compagnie de production fondée avec George Lucas en 1969, mais dont Coppola sera le principal gestionnaire, pour le meilleur et pour le pire. Le meilleur, car il fallait un rêveur pour tenter de mener un studio à l’ombre d’Hollywood (à partir d’un entrepôt de San Francisco), en se définissant comme un lieu d’innovation et de créativité artistique ; pour le pire, car personne ne pourrait être plus déconnecté des réalités financières d’une telle utopie. Dès le départ, c’est le problème qui survient avec THX 1138 (1971), le projet de Lucas et Walter Murch, le premier film produit par American Zoetrope, tourné dans la plus grande liberté, mais qui, une fois terminé, peine à se trouver un distributeur. Coppola découvre un peu trop tard que l’on ne peut pas se passer entièrement des majors (il faut passer par eux pour être projeté en salle, ils peuvent imposer des coupures) et voilà une première dette. Il accepte la réalisation de The Godfather à contrecœur, pour renflouer son entreprise, qu’il ne pourra pas continuer de développer comme il le souhaitait avant encore quelques années. En 1980, maintenant au sommet d’Hollywood, Coppola achète les General Service Studios à Los Angeles, un terrain de 16,5 acres comprenant trois plateaux de tournage, une étape essentielle pour atteindre son objectif de totale indépendance. Il veut renouer en partie avec le modèle de l’âge d’or hollywoodien, c’est-à-dire des travailleur·se·s sous contrat à durée fixe, et le studio comme lieu avec une identité distincte, propice à former une équipe choisie à une philosophie et une pratique du cinéma.
Le projet principal, pour l’instant, est One From the Heart, mais Coppola commence à rassembler des artistes autour de Zoetrope : Gene Kelly assure la direction musicale, Michael Powell se fait donner un titre bidon pour justifier sa présence (il agit à titre de conseiller aux cinéastes), Jean-Luc Godard y est en résidence, ainsi que David Lynch et Wim Wenders… Des noms prestigieux, qui ne travaillent pas directement sur le film, mais qui sont là pour préparer le futur du studio, Coppola voulant créer une atmosphère familiale, un lieu d’échanges et de collaborations artistiques, ouvert à tou·te·s (y compris au grand public). Pendant ce temps, le budget de son drame musical ne fait que gonfler même si Goethe a été abandonné et que le tout a été réduit à une durée plus conventionnelle. L’argent va en grande partie aux décors : Dean Tavoularis, le chef décorateur du cinéaste depuis The Godfather, reconstruit une rue de Las Vegas, un aéroport, les appartements des protagonistes, ce qui occupe l’entièreté des plateaux du studio. Et Vittorio Storaro, le directeur photo, expérimente avec des dispositifs inédits pour créer des éclairages sophistiqués, la mise en scène exigeant des changements de couleurs et de tonalité pour épouser allégoriquement l’état d’esprit des personnages. Sans compter que Coppola continue de vouloir tester les possibilités de la vidéo, dans un projet qu’il appelle le « live electronic cinema » : il effectue de nombreuses répétitions avec sa troupe d’acteur·rice·s, avec qui il réécrit constamment le scénario, il a même des understudies, comme au théâtre (dont Rebecca De Mornay, dans sa première expérience au cinéma, même si elle n’est jamais à l’écran), et il compte filmer presque en temps réel, avec de multiples caméras. La majorité du film serait fait en préproduction, et grâce à la prévisualisation, le tout pourrait être bouclé très rapidement après le tournage puisque le montage se ferait pratiquement en temps réel (la vidéo servant de guide pour la pellicule). À terme, cela permettrait d’économiser les coûts de tournage, pense Coppola, mais pour l’instant, l’expérience est dispendieuse [1].
C’est Tavoularis et Storaro qui le forceront à abandonner l’idée, les décors et la lumière se prêtant mal aux déplacements de plusieurs caméras : il faudra se résoudre à utiliser une méthode de tournage plus traditionnelle. Pas de live electronic cinema, et bientôt plus d’argent, lorsque des fonds étrangers importants disparaissent, obligeant le tournage à s’interrompre peu de temps avant la complétion prévue. Seul un miracle, digne de Frank Capra, vient sauver le film alors que les employé·e·s décident tou·te·s de continuer à travailler à salaire réduit, à cotiser s’il le faut, le temps que Coppola trouve du nouveau financement. Mais une seule opportunité viable se présente à lui : il devra vendre son nouvel espace de travail (à Jack Singer, un investisseur canadien), et c’est la fin de son studio, avant même qu’il ait le temps de compléter un seul film. Il espérait un succès commercial afin de racheter l’endroit, mais cette fois le public n’est pas au rendez-vous, ni la critique. La faillite est bien réelle et Coppola devra dire adieu à son studio (il garde toutefois sa compagnie de production, qui existe encore aujourd’hui) [2].
En regardant One From the Heart, avec ses couleurs qui se déversent à l’écran, ses décors somptueux qui brillent de milliers de néons, sa caméra virtuose qui embrasse cette artificialité pour créer un monde purement cinématographique, c’est ce rêve d’un autre cinéma qui apparaît devant nous avant de s’évanouir, hors de portée. Un peu comme il le fera avec son Dracula (1992) quelques années plus tard, Coppola puise dans le muet, dans Murnau en particulier (celui de Sunrise [1927] plutôt que celui de Nosferatu [1922]), et dans l’histoire d’un genre (la comédie musicale plutôt que le film de vampire) pour offrir une sorte de collection de figures et de techniques, une mémoire cinématographique. Loin d’être un simple hommage au passé, il s’agit surtout d’un prétexte à l’expérimentation formelle qui transcende les notions de pastiche, d’imitation ou de citation. Ce rapport au temps est d’ailleurs inscrit dans l’œuvre de Coppola, dans sa volonté de remonter le temps vers un passé mythique, par exemple vers une adolescence dorée que l’on voudrait figer avant qu’elle ne perde sa vitalité (The Outsiders [1983], Rumble Fish [1983]), ou à travers des reconstitutions d’époque qui se veulent moins réalistes qu’affectives, teintées par les émotions et les souvenirs (c’est jusqu’au nom même de sa compagnie, le zootrope étant un jouet optique, ancêtre du cinéma). Comme Peggy Sue, qui dans Peggy Sue Got Married (1986) rebrousse les années pour redécouvrir sa jeunesse et son amour naissant depuis son regard d’adulte au bord du divorce, le retour en arrière est une façon de se ressourcer : il faut piger dans le muet, la comédie musicale et le cinéma des Archers (le duo formé par Powell et Emeric Pressburger, leur The Red Shoes [1948] étant ici une autre influence patente) pour inventer le cinéma électronique de l’avenir.
Les personnages de One From the Heart sont ainsi conçus comme des archétypes sans réelle psychologie, Coppola cherchant l’expression la plus simple du (dés)accord amoureux pour trouver une espèce de dénominateur commun, remonter vers l’essence de toute histoire romantique, pour que la mise en scène (et la musique de Tom Waits) rende sensible non seulement la vie émotionnelle de Hank et Frannie, mais aussi l’Amour en tant qu’idéal. Il y a là bien des risques que le film ne peut pas éviter, à commencer par l’hétéronormativité jamais questionnée d’une histoire qui se veut universelle, et le caractère essentialisant des protagonistes : le scénario n’arrive pas à se dépouiller de toute psychologie, il conserve finalement une structure narrative assez classique, donnant par moments l’impression de regarder des caricatures d’Homme et de Femme plus que des figures abstraites.
Cela dit, la mise en scène transcende ces contraintes en traduisant la distance émotionnelle entre les protagonistes, leurs désirs contradictoires, par un problème d’espace : elle veut partir en voyage, il veut acheter leur maison ; elle veut un ailleurs, il veut un ici. Quand ielles se séparent, Coppola s’efforce de les montrer à la fois ailleurs et ici, dans des superpositions d’images, des décors éloignés qui semblent se chevaucher, des croisements et des parallèles qui suggèrent qu’ielles sont toujours ensemble même si ielles ne le savent pas, et donc que le ailleurs et l’ici ne sont parfois des contradictions qu’en apparence, qu’il y a toujours la possibilité de retrouver ici un ailleurs ou ailleurs un ici. En même temps, le contexte de Las Vegas permet non seulement de jouer sur l’artificialité (et, en partie, sur la nature fabriquée du rêve américain de liberté), mais aussi sur l’idée du risque, du pari. On ne peut pas aimer sans risquer de se blesser, sans risquer la perte, et on ne peut pas non plus tenter d’accomplir un rêve sans risquer d’échouer. Alors quand Hank rencontre Leila (Nastassja Kinski), et Frannie, Ray (Raul Julia), de nouvelles possibilités amoureuses qui semblent s’accorder parfaitement à leurs désirs, c’est de cette dimension du fantasme incarné dont s’empare la mise en scène, dans des séquences musicales (chorégraphiées par Kenny Ortega, l’étudiant de Gene Kelly) et des scènes oniriques (un concert de klaxons de voiture dans une cour à ferraille). Impossible de déterminer si ces rencontres sont « réelles » ; comme dans la comédie musicale, les envolées lyriques expriment des émotions qui ne peuvent se dire autrement, qui ne sauraient se satisfaire des moyens du réalisme, la plus grande sincérité du sentiment nécessitant paradoxalement la plus grande artificialité à l’image.
C’est là, justement, le projet de Coppola : rêver à un autre cinéma à travers le désir amoureux. Et comme dans les comédies du remariage typiques du Hollywood classique, la rupture, la séparation, permet de mieux se retrouver, de renouveler son désir, une façon de faire qui n’est pas tout à fait maîtrisée ici, ou du moins qui demeure plus théorique que ressentie (on croit assez peu aux retrouvailles, même si elles sont magnifiquement filmées). Mais nous pourrions l’expliquer ainsi : Hank et Frannie apprennent à accorder leurs désirs, à rêver ensemble, alors que Coppola, lui, sait qu’il doit abandonner ce qu’il projette à travers elleux. C’est peut-être sa propre amertume que nous ressentons et qui vient entacher l’histoire à l’écran, ou peut-être que sa mélancolie, qui transparait à chaque image, crée une distance par rapport à l’amour qu’il veut pourtant exalter. Nous pouvons le voir comme un échec, un film raté même si splendide, mais c’est pourtant l’une de ses forces, comme si déjà Coppola réfléchissait la perte de son studio en nous disant : j’ai tout perdu, mais au moins j’ai essayé. J’ai osé rêver, ce film en témoigne, one from the heart, il vient droit du cœur (il va droit au cœur), et si j’ai échoué, tant pis.
Comme le dit le protagoniste éponyme de Tucker: The Man and His Dream (1988), quand il doit fermer son usine automobile, indépendante des grands fabricants, après avoir produit seulement cinquante voitures au design révolutionnaire : « Cinquante ou cinquante millions, quelle différence ? C’est seulement de la machinerie. C’est l’idée qui compte, le rêve. » Le scénario de ce film en hommage à Capra renvoie évidemment à Zoetrope : peu importe si le studio a fermé, le rêve continue de vivre à travers One From the Heart. Et à travers les films subséquents, car ce que Coppola y a expérimenté continue d’irriguer son cinéma jusqu’à aujourd’hui, à la fois l’artifice assumé comme manière d’illustrer l’intériorité de ses personnages et la réflexion sur la perte, le temps, l’amour. Il continue de tendre vers son rêve inatteignable (il vient encore d’y consacrer une fortune pour Megalopolis [2024]), un geste de vouloir l’impossible tout en sachant et en acceptant qu’il s’agit d’un impossible, duquel son œuvre tire son inventivité formelle et son essentielle mélancolie. C’est toute l’ironie de sa carrière : l’histoire du cinéma reste collée à ses succès des années 1970, pour les répéter, alors que lui continue, film après film, de nous montrer comment utiliser le passé, sans s’y empêtrer, et de nous rappeler qu’il faut risquer l’échec pour rêver l’avenir.
[1] Ce projet continue d’animer le cinéaste : en 2017, il a publié un ouvrage sur la question, Live Cinema and Its Techniques, où il réfléchit sur ses expériences et tente en même temps de penser comment le numérique contemporain peut mener à un cinéma en temps réel, plus proche du théâtre.
[2] L’histoire de Zoetrope est racontée en détails dans le dernier livre de Sam Wasson, publié en novembre dernier, The Path to Paradise: A Francis Ford Coppola Story.
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