DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Consentement, Le (2023)
Vanessa Filho

Les mots et les choses

Par Louise Bertin

«Attention à l’hubris qui perd les héros» : cette phrase en forme d’avertissement est prononcée par une professeure de collège à une brillante élève de 13 ans, Vanessa Springora. À qui s’adresse-t-elle vraiment ? À celle qui sera happée par une relation de pouvoir qu’elle pensera être de l’amour, ou à celui qui orchestrera l’emprise, et dont la chute (malheureusement relative) arrivera tôt ou tard? Plus de trois décennies après, en 2020, l’adolescente devenue adulte raconte dans un livre intitulé Le Consentement sa relation avec Gabriel Matzneff, pédocriminel et écrivain vedette du sérail littéraire parisien des années 80, de 36 ans son aîné. En 2023, Vanessa Filho (Gueule d’ange, 2018) adapte ce récit dont le retentissement en France est allé jusqu'à faire changer la loi sur l’âge du consentement sexuel. Malheureusement, là où le livre nous percutait par sa justesse et son choix implacable de mots, le film nous gêne par sa mise en scène maladroite et les performances inégales de ses acteur·rice·s. Fallait-il adapter ce livre? On peut reconnaître le courage de la réalisatrice d’avoir essayé, avec cette volonté, ici fâcheusement illustrative, d’être le plus fidèle possible aux mots de Springora.

Lorsqu’il rencontre la jeune fille en 1985, Gabriel Matzneff est déjà connu pour ses activités pédocriminelles et littéraires, qui sont intimement liées : les relations d’emprise et les violences sexuelles qu’il fait subir «aux moins de seize ans», sa cible privilégiée, sont à la fois la matière de ses livres et les raisons de sa réputation «sulfureuse». Le film de Vanessa Filho s’attache à montrer non seulement cette impunité, mais aussi la complicité d’une société passée maître dans l’art de l’euphémisme pour se donner bonne conscience. Une des premières scènes illustre cette toute-puissance de l’aura littéraire et concentre à elle seule plusieurs enjeux du film, à la fois narratifs et esthétiques. Lors d’un dîner où sa mère l’a emmenée, la jeune Vanessa se retrouve à la table de l’écrivain, entourée d’adultes. Le piège est tendu et se referme implacablement sur la jeune fille, manifestement mal à l’aise et rattrapée, alors qu’elle sort de table, par une question de Matzneff : «Qui as-tu déjà rencontré ou admiré, toi, Vanessa?» Nous assistons, impuissant·e·s, à la rencontre qui bouleversera l’existence d’une enfant que personne autour de la table ne protège. La caméra navigue entre plans larges pour souligner la position de gourou de Matzneff, qui préside la table et vers qui tous·tes sont tourné·e·s, et gros plans sur le visage de Springora, muette et intimidée. Nous sommes au-dessus de son épaule, comme invité·e·s malgré nous à ce dîner, mais avec le recul du spectateur qui sait, qui a une longueur d’avance sur le personnage. Le temps et la distance de la fiction nous permettent d’entrevoir ici la catastrophe annoncée avec une lucidité glaçante, et nous installent dans cette position de témoin : nous regardons en face l’aveuglement collectif, le refus de voir ce qui se dessine si nettement aux yeux de tous et toutes.

Si cette scène, comme d’autres dans le film, ne manque pas d'intérêt, elle est aussi représentative d’une direction d’acteur·rice·s théâtrale et ampoulée qui enferme les personnages dans des archétypes et dont les gestes eux-mêmes sonnent faux. Face à cette enfant brillante et timide, Jean-Paul Rouve campe un Matzneff triomphant mais caricatural, dont les effets de jeu sont si visibles qu’ils en deviennent gênants. À côté de lui, Laetitia Casta joue la mère en faute, celle qui laisse faire par excès de faiblesse et de détresse personnelle, personnage potentiellement fascinant mais auquel on peine aussi à croire. L’interprétation de Vanessa Springora par Kim Higelin pourrait rattraper ces faiblesses si elle ne semblait pas constamment filmée au ralenti, comme pour disséquer, seconde par seconde, la tragédie qui s’abat sur elle. La réalisatrice apparaît tout entière tournée vers sa mission d’illustration du texte original et de sa transmission, et se perd ainsi dans une mise en scène pesante, qui déteint sur les interprètes.

Comment adapter ce type de récit et qu’est-ce qui fait la pertinence d’une image? Quelques mois avant la sortie du film, Valérie Donzelli adapte elle aussi un texte littéraire, romanesque cette fois, qui dépeint l’emprise et la violence des hommes qui contrôlent les femmes, les laissant exsangues et brisées. L’amour et les forêts (2023), comme Le Consentement, nous interrogent sur le besoin d’images pour se figurer la violence masculine. La place du sexe et l’âge de la victime dans l’histoire de Springora et dans le film de Filho nous confrontent encore plus aux questions de l’indicible et de la représentation. Il faut reconnaître ici à la réalisatrice le courage de certaines images, qui ne ménagent pas le public, et c’est tant mieux. Au-delà de la violence des scènes de nudité, elle parvient à montrer l'abîme dans lequel sombrent les jeunes filles à qui on a volé leur enfance.

Lors de son discours à la dernière cérémonie des César, Judith Godrèche, elle aussi victime d’un artiste pour qui l’art est un terrain de jeu criminel et un alibi, nous disait : « Les petites filles sont des punks.» Les livres de Matzneff ont achevé d’enfermer ces petites filles, à perpétuité, dans les mots de leur bourreau. Si l’écriture libère et permet une reprise en main de son récit et donc de son histoire, la littéralité du film le place du côté de l’illustration étouffante. Il y a un contraste entre la volonté d’être au plus proche des mots et du réel, de s’y confronter frontalement, et une théâtralité malvenue, qui empêche toute subtilité. Alourdi par des partis pris de mise en scène maladroits, le film a néanmoins un mérite : nous rappeler l’importance de lire et de relire le livre.

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Critique publiée le 6 avril 2024.