Ce n’est pas avec Les herbes sèches que l’on pourra cesser d’accoler l’étiquette de cinéaste-romancier à Nuri Bilge Ceylan, qui signe ici l’un de ces denses récits dont il est devenu le maître depuis, au moins, Once Upon a Time in Anatolia (2011). S’il y a en effet, à première vue, une portée toute littéraire à l’œuvre de Ceylan, c’est qu’elle privilégie généralement un regard étendu, une attention au lent passage saisonnier sur les paysages ruraux de l’Anatolie, qu’elle préfère les joutes verbales et la fixité des plans-séquence en repoussant la succession conventionnelle des développements narratifs.
Dès le premier plan, dans lequel Samet (Deniz Celiloğlu), professeur d’art dans une école primaire rurale d’Anatolie, s’avance depuis la profondeur d’une campagne enneigée au retour de ses vacances, on retrouve la Turquie provinciale typique chez Ceylan, dont il contemple le panorama distendu entre l’hostilité hivernale et l’abondance de ses mois chauds qui reparaît. Cette ruralité, Samet souhaite la quitter dès la fin de l’année scolaire, alors que son contrat sera complété et qu’il pourra enfin demander d’être muté à Istanbul. Néanmoins, si le professeur aspire à la fuite, il semble, durant ses quelques années passées dans cette bourgade, s’être creusé une place dans sa petite communauté, une position d’emblée assurée par la relative autorité que lui confère son rôle professoral : il partage une demeure avec un collègue, Kenan (Musab Ekici), développe une pratique photographique en tirant le portrait des résident·es de la région, distribue depuis son bureau des vêtements et des denrées essentielles à ses élèves.
Puis il y a aussi Sevim (Ece Bağcı), jeune fille de quatorze ans qui en tous points apparaît comme l’élève favorite de Samet. Dès son retour en classe, Sevim l’attend dans le corridor, bondit pour tenter de l’effrayer. Elle lui prend le bras, et il effleure ses cheveux d’un mouvement hésitant, avant de lui offrir par un geste illicite un miroir de poche retrouvé pendant les vacances. « Je vous promets, je ne le dirai à personne » entonne l’enfant, souriante. Cette proximité trouble entre Samet et Sevim est immédiatement inconfortable, et la découverte d’une lettre d’amour adressée à son professeur dans l’un des cahiers de Sevim sera l’origine d’une tension qui résultera en une accusation d’inconduite visant Samet et Kenan, à partir de laquelle Les herbes sèches travaille à exhumer tous les travers de son acariâtre protagoniste.
Le génie du film de Ceylan, c’est précisément de refuser d’interroger la justesse des accusations par la recherche de l’acte révélateur. Il ne s’agit pas d’un film sur la découverte de la vérité, ou sur le caractère élusif de celle-ci. La nature vague des accusations adressées aux deux professeurs vise ainsi plutôt à développer le portrait d’une masculinité au pouvoir, qui s’accroche à une hostile misanthropie pour conserver un statu quo perçu comme débalancé, bien que la position d’autorité des professeurs ne soit jamais véritablement remise en cause. On y retrouve une véritable acuité dans sa représentation de l’agressivité propre à celui qui s’attache à un pouvoir menacé.
Mais il ne s’agit que de l’une des branches qui compose le dense portrait orchestré par Ceylan. Une seconde trame introduit le personnage central de Nuray (Merve Dizdar, lauréate du prix d’interprétation féminine à Cannes pour ce rôle), professeure d’anglais dans un village avoisinant. Initialement présentée à Samet comme potentielle prétendante, ce dernier préfère arranger une rencontre entre celle-ci et Kenan, résultant en une sorte de triangle amoureux sordide où Samet s’évertue à accompagner le couple en devenir dans chacune de ses rencontres, mi-amer mi-observateur, jusqu’à tenter de regagner les faveurs de Nuray alors que celle-ci s’amourache de son ami. Devant le cynisme immobilisant de l’artiste déchu qu’est Samet, Nuray apparaît ici comme une figure de lucidité morale et politique, et c’est sa présence salvatrice qui permet aux Herbes sèches de proposer un contrepoint à son protagoniste.
Ceylan sillonne ces deux nœuds narratifs sous la forme d’une succession de scènes conversationnelles situées dans des intérieurs où la localisation habile des sources lumineuses — un reflet du soleil fusant derrière un rideau ; une lampe à l’huile éclairant faiblement les visages — confère à plusieurs séquences une puissance picturale franchement saisissante. Alors que les personnages discutent, toujours autour d’une table ou d’un bureau, c’est la dimension de frontalité propre à l’écriture dialogique qui frappe ici. Reproduisant la relation de face-à-face centrale au récit, celle de la salle de classe, Les herbes sèches dévoile comment les corps se figent dans des postures qui leur sont dictées par leur positionnement social et institutionnel. C’est aussi ce que reproduit Samet dans sa pratique de photographe, manipulant les corps de ses sujets en figures typifiées, tramant les contours de leurs corps en une pose qui sert à les statufier dans un rôle prescrit.
Malgré une écriture scénaristique maîtrisée, on peut sentir un appui excessif sur des séquences qui se présentent comme les scènes-maîtresses du récit, des « moments-clés » dont l’évidence amenuisent parfois la densité générale du scénario, réitérant que les films de Ceylan sont souvent subordonnés à l’ambition de la « grande œuvre ». C’est dans ces instants que se ressent la structure de l’écriture qu’on peut qualifier de « romanesque » des films de Ceylan. Une séquence particulièrement marquante de la dernière heure suture l’espace diégétique en faisant, littéralement, sortir un personnage du récit (et je reste ici allusif par dessein) à un moment d’extrême intensité affective. J’avais les yeux aqueux, rivés sur l’écran, fasciné par ce bris rythmique. Mais en revenant à ces scènes « marquantes », c’est surtout le caractère didactique de celles-ci qui reparait, ne signant pas tant leur échec que dévoilant une construction subitement trop visible, une recherche de la transcendance dans les mouvements minimes qui s’empêtre pourtant devant le maniérisme qui les sous-tend.
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