DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Promenades nocturnes (2022)
Ryan McKenna

Disparaître dans la brume

Par Olivier Thibodeau

C’est un mélange de culpabilité et de profonde admiration pour le travail de Ryan McKenna et Marie Brassard qui me pousse aujourd’hui à retourner vers Promenades nocturnes, que j’avais déjà vu au Festival du Nouveau Cinéma en 2022. Il s’agit en effet d’un film qui me touche personnellement, puisqu’il s’intéresse à un récit qui m’est douloureusement familier, celui d’un être cher qui sombre inéluctablement dans la démence. Certains de ses épisodes me semblent d’ailleurs si parfaitement vraisemblables qu’ils sont sûrs d’évoquer de pénibles souvenirs chez quiconque a vécu une expérience semblable. Mais le film fait encore plus pour son personnage déliquescent en subjectivant son parcours vers l’oubli grâce à une mise en scène impressionniste qui permet d’accéder à son paysage mental, couplée à des vignettes domestiques plus théâtrales impliquant sa fille proche aidante. Inspiré par le Winnipeg Brutalist Manifesto (cosigné par McKenna et Matthew Rankin), l’œuvre s’inscrit dans un cinéma intime de la noirceur urbaine, «austère et brutal», et cette affiliation s’incarne d’emblée dans les extérieurs sombres qui servent d’introduction au récit.

Les errances du titre réfèrent en effet à des excursions qu’entreprend sporadiquement le personnage d’Ethel (Marie Brassard), qui explore la nuit différents espaces disjoints peuplés de personnages improbables (des campeurs voleurs de sacoches et des scientifiques en combinaisons de protection qui prennent des échantillons parmi les quenouilles). On ressent une quiétude réconfortante en lui emboitant le pas et en participant à ses déambulations, mais on ne peut se défaire d’un sentiment d’étrangeté, qui émane non seulement de la présence de ces personnages, mais aussi d’une apparente disparité entre les paysages successifs qu’elle explore (les raccords nous amènent indistinctement de routes campagnardes aux parcs urbains jusqu’aux bords d’autoroutes). Et quand elle revient à la maison, Ethel mange un sandwich en ignorant une figure sombre assise sur le sofa, celle d’un homme qui, le lendemain, passera derrière elle, inaperçu comme un fantôme. De scène en scène, on comprend bientôt que c’est elle qui en perd des bouts et que les images que nous voyons correspondent à son emprise chancelante sur la réalité. L’aura d’étrangeté qui imprègne la diégèse s’accentuera d’ailleurs de plus en plus avec l’ajout de divers effets impressionnistes (floutages, kaléidoscopes), qui commencent tranquillement à se surimposer au contenu des plans et à les rendre progressivement illisibles. La technique est simple, certain·e·s diront même grossière, mais elle contribue assez efficacement à une appréciation sensible d’un appareil perceptif déchéant.

La progression elliptique du récit sert parfaitement à établir un sentiment de désorientation tout en décrivant une affliction mentale dont la progression est inégale. Et pour mieux nous aider à prendre la mesure objective de la détérioration d’Ethel, le film introduit un second personnage, Pam (Sarianne Cormier), sa fille, qui fait de son mieux pour s’en occuper en faisant son épicerie, en gérant ses rendez-vous avec le personnel soignant et en partageant avec elle ses souvenirs d’enfance. Rien n’y fera pourtant, étant donné l’inéluctabilité de la condition maternelle, de sorte qu’elle devra finalement assurer son déménagement vers un centre de soins prolongés. Le film se déploie alors comme une superposition de deux petits théâtres disparates qui correspondent respectivement à l’espace domestique que partagent les deux femmes et l’univers mental décrépissant de la mère. Ces deux univers se chevaucheront d’ailleurs de façon précaire jusqu’à ce que l’un pénètre l’autre, que les espaces réels deviennent indistinguables des projections mentales déformées de la mère et que la fille ne soit plus qu’un bruit de fond dans un monde flou où sa voix nous parvient comme un murmure étouffé.  


:: Marie Brassard (Ethel) et Sarianne Cormier (Pam) [Ryan McKenna] 

La mise en scène sensible de Ryan McKenna a beau nous immiscer dans le monde secret d’Ethel, la vraisemblance du personnage tient surtout à la performance inspirée, visiblement recherchée et toujours dans le ton de Marie Brassard. Cette actrice et metteuse en scène chevronnée, fréquente collaboratrice de Robert Lepage et de Stéphane Lafleur, cerne en effet parfaitement le dur voyage émotionnel qui accompagne le parcours vers l’oubli de son alter-ego. Celui-ci s’articule autour de quelques épisodes marquants qui produisent autant de scènes mémorables, à commencer par le moment où Ethel s’enquiert auprès de sa fille à propos de son mari absent, Henri, l’homme fantomatique que nous avions aperçu plus tôt, et dont elle apprend le sort funeste avec une douleur insondable. « Il est mort, maman», lui rappelle sa fille avec une solennité remplie de sollicitude, et le visage de Brassard se brise alors dans la double constatation de la perte de son âme sœur et de ses propres souvenirs. Car c’est bien là que réside le défi de représenter les victimes de l’Alzheimer, soit de bien comprendre la frustration rageuse qui animent celles-ci face à l’érosion inéluctable de leurs facultés mentales.

La scène du pyjama, où Ethel refuse l’aide de sa fille pour enfiler ce vêtement dont elle méprend le fonctionnement, est particulièrement prenante, parce qu’elle exprime très bien la consternation de l’individu dont l’orgueil est froissé par le spectacle de sa propre sénilité. La première scène dans la chambre d’Ethel au CHSLD, qui par le prisme déformant de la perception maternelle, nous apparaît comme une chambre rustique dans un chalet de campagne, est aussi symptomatique d’une frustration parfaitement légitime quant à la perte soudaine de ses repères traditionnels. «On était bien. Je veux retourner chez nous», exige-t-elle à la manière d’une enfant qui ignore que son souhait est impossible à réaliser. «J’aime pas ça. Je comprends pas pourquoi vous essayez de me convaincre d’aimer ça, j’aime rien. J’aime pas le plancher, j’aime pas les portes, j’aime pas l’évier, j’aime pas les lampes, j’aime pas les mouches, j’aime pas les animaux, j’aime pas le sofa, j’aime rien», ajoute-t-elle. Et même si sa vision des faits ne correspond pas exactement à la réalité, ses objections, elles, s’inscrivent dans une revendication universellement intelligible, soit la chaleur perdue d’un chez-soi profondément strié. 

Là où le film resplendit, c’est dans sa capacité à utiliser le récit individuel de sa protagoniste pour mettre en lumière la triste réalité entourant l’un des plus grands, et plus embarrassants, problèmes auquel fait face le Québec moderne, soit la dégénérescence des aîné·e·s — un problème qu’avait déjà adressé Denys Desjardins avec le touchant et personnel J’ai placé ma mère (2022). Comme dans le film de Desjardins, on cerne parfaitement ici la position délicate des proches aidant·e·s, qui malgré leur bon vouloir, deviennent vite exaspéré·e·s et peiné·e·s devant la tâche sisyphéenne à accomplir et l’appréhension du triste sort qui attend leurs proches dans les maisons de soins de longue durée. Mais McKenna va plus loin encore, en nous invitant de l’autre côté, et en nous faisant ressentir ce que cela représente pour les personnes les plus directement concernées. Au-delà de l’ironie que représente le fait pour la protagoniste de se retrouver éventuellement dans ce qu’elle s’imagine être une ferme pour animaux, on vit surtout par procuration l’effroi qu’elle éprouve à perdre ses souvenirs, à perdre son appartement et à perdre sa dignité, tel qu’en témoigne cette vignette passagère où l’on ressent son malaise à se faire nettoyer à l’éponge par un préposé aux bénéficiaires. Parce que l’on ne sait pas encore ce que c’est que de se voir disparaître tranquillement dans la brume. Pas encore…

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Critique publiée le 22 janvier 2024.