DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Maestro (2023)
Bradley Cooper

Un certain Leonard Bernstein

Par Christophe Huss

De, par… et pour Bradley Cooper, Maestro est un singulier bijou. Beaucoup avaient été éblouis par la remarquable prestation de Cate Blanchett dans Tár. Alors que dire ici ? Quels mots employer face à cette incarnation de Leonard Bernstein par Bradley Cooper, renversante même pour ceux qui connaissent les entrevues (et intonations de voix), les concerts, les répétitions, les classes de maître de l’objet de ce biopic ?

La ressemblance à plusieurs stades de la vie du chef est saisissante et la polémique lancée furtivement aux États-Unis sur l’utilisation de prothèses nasales pour atteindre ce mimétisme a été heureusement très vite éteinte lorsque famille et ayants droit ont défendu le procédé. Car de la ressemblance, et du jeu de Bradley Cooper, naissent le magnétisme qui était celui de l’artiste et les ambiguïtés qui étaient celles de l’homme, si charmeur qu’il voulait embrasser la terre entière.

Maestro est entièrement articulé autour de la relation entre Leonard Bernstein et sa femme, l’actrice Felicia Montealegre (Carey Mulligan), qu’il a épousée en 1951. Ceci posé, Bernstein est homosexuel (ou bisexuel à forte tendance homosexuelle), dans une Amérique des années 1950 où, pour faire carrière, il est bien plus avisé d’être père de famille. Le conseil de se marier lui vient notamment de son mentor et amant le chef Dimitri Mitropoulos (celui qu’il trahira le plus brutalement par la suite) alors que Bernstein cherche, en 1950-51, à plaire aux administrateurs de l’Orchestre de Boston où il lorgne un poste. Mitropoulos n’apparait pas dans le film et la partie de calcul professionnel non plus. 

Mais ce n’est pas si grave, car les ambivalences de Bernstein tissent subtilement la trame du scénario. La prise de conscience de Felicia face à la réalité sexuelle de « Lenny » se fait en quelques fractions de seconde d’une brillante scène de ballet à Boston. Le trop-plein face à la multiplication ostentatoire de ses incartades s’exprime dans une scène de ménage froide et implacable, où Felicia reproche à son mari que son prétendu amour des gens puisse se transformer en mépris : « Tu nous balances la musique en pleine figure comme pour nous montrer combien c’est facile pour toi et combien nous sommes inférieurs. » Cette scène amène une grande réconciliation à l’issue du moment le plus grandiose et saisissant du film : la reconstitution du concert de la 2e Symphonie de Mahler à Édimbourg en septembre 1973, concert documenté en vidéo. Pour ceux qui connaissent le document original (facilement accessible sur YouTube), la séquence est impressionnante. Elle doit beaucoup au travail de Yannick Nézet-Séguin, consultant musical du film. À ce propos, même si Bradley Cooper parait très extraverti dans sa gestuelle, elle est juste et musicale. Cooper est un Bernstein crédible sur un podium, en famille au piano ou en boite gay. La quantité de cigarettes consommées dans le film est aussi fidèle à la réalité !

En 1976 Bernstein se sépare de Felicia pour vivre son homosexualité, mais revint à ses côtés et annula tous ses engagements dans les premiers mois de 1978 alors que Felicia combattait le cancer qui l’emporta en juin 1978. On ne parle pas de la séparation, mais cette proximité du père de famille aimant, magnifiquement filmée, explique le ciment familial du récit.

Dans la facture, Bradley Coopey, qui a réalisé Maestro, utilise la succession entre noir et blanc et couleur dans le déroulement chronologique comme pour séparer technologiquement les périodes de la monophonie (l’ascension du jeune chef, sa rencontre avec Felicia) et de la stéréo. La photographie est léchée, les mouvements de caméra sobres et le montage évite par bonheur le recours aux flashbacks. C’est le scénario qui instille a posteriori des éléments biographiques, comme, pendant la scène de ménage précitée, le fait que Bernstein a mis quatre ans à demander Felicia en mariage, période pendant laquelle Richard Hart la courtisait.

Toutes ces questions sexuelles et matrimoniales éludent tellement la musique et la création que l'on se demande bien qui pourra avoir envie de découvrir une note de Bernstein, le compositeur, après avoir vu ce film. Ceci nous amène à la seule mais majeure critique, assez frappante pour un chroniqueur œuvrant dans la musique classique, art sempiternellement accusé à tort et à travers d’élitisme — l’art populaire par excellence étant bien sûr le cinéma. Rares sont les occasions de ressentir autant d’élitisme, d’entre-soi intello « ghettoïsé », qui excluent le commun des mortels, qu’en regardant certains films, notamment des biopics comme Mank (sorte de mètre étalon en la matière, même si adulé par la critique, à peu près la seule habilitée à en saisir les tenants et aboutissants) ou Maestro. Que peut comprendre un·e spectateur·rice lambda ? Qui sont ces gens autour de Bernstein au début (Jerome Kern, Aaron Copland) ? Qui est le gars qui lui suggère de changer de nom (Serge Koussevitsky) ? Qui est Harry, dans l’entourage et l’ombre du Bernstein des années 1970, aux vagues allures d’entremetteur de gigolos (Harry Kraut son manager) ? Faut-il vraiment avoir lu des biographies ou avoir écrit une thèse sur le sujet pour regarder ces films sans se sentir imbécile ? C’est ça « la game » ?  

Au fond, on peut reprendre toute la tirade de l’excellente Carey Mulligan, impeccable dans son rôle d’épouse stoïque, la paraphraser et la retourner contre une ribambelle de scénaristes: « Le sujet c’est vous, donc vous devriez l’adorer. Vous fuyez les obligations envers le don que vous avez reçu. Vous aimez les gens ? Réveillez-vous ! Enlevez vos lunettes. Vous ne faites pas des films pour nous montrer les choses, vous nous les balancez en pleine figure, pour nous montrer à quel point on ne sera jamais capable de les comprendre, en nous étalant à quel point c’est facile et évident pour vous. Vous espérez ainsi qu’on se rende vraiment compte au fond de nous-mêmes combien nous sommes inférieurs. »

Merci messieurs et à la prochaine.

 

 

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Christophe Huss couvre la musique classique pour Le Devoir depuis 2003. Diplômé en administration des affaires (ESSEC, France), il fut auparavant rédacteur en chef du magazine Répertoire des disques compacts à Paris et vice-président des Cannes Classical Awards. Passionné de radio, de vidéo, de cinéma et de nouvelles technologies, il a été lauréat du Grand Prix du journalisme indépendant de 2016, catégorie « Critique culturelle ».

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Critique publiée le 5 janvier 2024.