L’histoire de la production de Violent Cop est particulièrement intéressante. Originalement assignée au roi du jitsuroku eiga [1], Kinji Fukasaku, qui est tombé malade avant le tournage, la mise en scène du film a échoué entre les mains de sa vedette, Takeshi Kitano, sélectionné pour sa présence remarquée dans le Merry Christmas, Mr. Lawrence de Nagisa Ōshima (1983). S’appropriant et retravaillant le scénario d’Hisashi Nozawa, celui-ci crée pour l’occasion le personnage d’antihéros au grand cœur qui allait faire sa renommée, interprétant un policier irascible aux prises avec des collègues corrompus et de vicieux yakuzas. S’éloignant beaucoup de l’idéal romantique, parfois moraliste, du ninkyo eiga, il revendique un usage spectaculaire de la violence, qu’il utilise de manière surprenante, un peu à la façon de l’humour qui avait fait sa renommée à l’époque des Two Beats.
Le réalisateur développe aussi pour l’occasion une signature cinématographique très personnelle et instinctive, ne connaissant pas initialement le septième art. Privilégiant les plans statiques, stoïques, il circonscrit surtout le mouvement à l’intérieur du cadre, ne développant pas moins un art prononcé de la représentation de protagonistes ambulants, incluant l’infatigable personnage titulaire et son némésis, le cruel assassin Kiyohiro. Non seulement s’introduit-il alors comme une légende en devenir dans le paysage du cinéma japonais de la fin du XXe siècle, mais il déploie une anatomie fort perspicace du film d’action policier, entendu comme la rencontre manichéenne entre deux forces motrices inéluctables.
Il y a une violence sourde qui bouillonne sous la surface des choses dans le cinéma de Kitano, et qui surgit de manière insoupçonnée, telle qu’emblématisée par son alter ego flegmatique aux membres lestes, toujours prêts à s’abattre sur ses ennemis. Cette violence fait irruption dans le premier plan de Violent Cop à la manière d’un leitmotiv, alors qu’un sans-abri déguste sereinement un repas dans un parc, puis qu’un ballon de soccer vient le frapper. Une bande de jeunes voyous lancent ensuite l’assaut contre le pauvre homme, qu’ils tabassent et laissent inconscient sur la chaussée. La scène suivante nous montre l’un des agresseurs qui retourne chez ses parents, traversant le portique, puis pénétrant dans une petite maison tranquille. On n’a qu’un instant pour se décourager à l’idée de devoir partager la perspective de cette crapule qu’une autre figure pénètre dans le cadre, un autre agresseur, soit le policier Azuma, qui suit la trace de l’adolescent, cogne à sa porte, contourne sommairement sa mère en brandissant son badge, puis monte à l’étage, où il le tabasse afin de le forcer à confesser son crime. Au-delà du fantasme conservateur que représente la punition brutale du jeune contrevenant, ce que le film préfigure alors, c’est une dialectique d’élans, d’élans brisés et d’élans obstinés. En effet, c’est la fuite du sans-abri, son mouvement échappatoire, qui est constamment brisé par les jeunes, qui le talonnent et l’empêchent d’avancer. Le mouvement de Kitano, quant à lui, est parfaitement contrôlé, fluide, ininterrompu, implacable. Et c’est précisément cette dialectique cinétique qui sous-tend toute la logique du film.
Azuma ne cesse de cheminer, et toute la mise en scène est au service de son impulsion — la profondeur de champ nous permet de suivre l’entièreté de sa longue avancée sur le pont tandis que le cadre mobile traque chacune de ses enjambées en route vers le poste de police. Le mouvement de la caméra est chorégraphié pour épouser le rythme de ses pas alors qu’il monte les escaliers de son appartement ; même les rares scènes de félicité qu’il partage avec sa sœur handicapée se font sous le signe de la déambulation (le long du rivage ou dans les festivals) — « On y va ? » demandera-t-il d’ailleurs avec impatience lors d’une courte scène où Akari scrute tranquillement l’horizon. Le personnage de Kitano est une image de ce pragmatisme pur qui « produit des résultats », nonobstant le cadre rigide de la déontologie policière — comme Dirty Harry avant lui, Azuma n’a rien à faire des lois, ne retenant toujours que l’esprit de la loi, et misant sur une forme d’efficacité passionnelle qui transforme la rage qui l’habite en outil de travail. Il obtient toujours ce qu’il veut des gangsters à la petite semaine qu’il croise sur son chemin, remontant la filière de la drogue à force d’interceptions et de taloches. Or, il s’agit avant tout d’un homme animé par une mission transcendante, possédé, pour ainsi dire, par une colère qui s’épanche dans une éthique tordue de l’assainissement social, laquelle s’inscrit dans un dévorant désir d’endiguer le flot des personnages antagonistes. Son dévouement à la tâche est parfaitement exemplifié par cette scène de poursuite épique où il pourchasse un camé pendant sept minutes, à travers les ruelles labyrinthiques de la ville, tandis que ses collègues marchent tranquillement sur le trottoir, puis dans sa voiture, à l’inverse du trafic, finissant par le percuter avec son parechoc pour le freiner dans son sillon.
:: Takeshi Kitano (Azuma) [Bandai Media Department / Shochiku-Fuji Company]
Ce n’est pas un hasard si Azuma attaque systématiquement les jambes de ses adversaires ; c’est pour les empêcher de poursuivre leurs activités, dans un souci de pragmatisme rédhibitoire. Après avoir surpris un jeune homme en caleçon dans le lit de sa sœur, il propose de l’accompagner à l’arrêt d’autobus, mais en chemin, il ne fait que lui botter les mollets, question de le freiner dans ses ardeurs, l’empêchant même d’attraper son autobus. Dans les toilettes du club, devant le regard écarquillé et désapprobateur d’une recrue, il frappe les jambes d’un petit revendeur de drogue pour l’agenouiller, et l’endiguer doublement dans ses activités, en l’empêchant de rôder sur le plancher de l’établissement à la recherche de clients, mais aussi en le forçant à identifier son fournisseur, donc à briser la chaîne d’approvisionnement de drogue. C’est donc parfaitement logique que son ennemi principal, le tueur à gages Kiyohiro, soit une force motrice antagoniste animée par une passion (pour le meurtre) qui lui sert également d’outil de travail ; c’est aussi parfaitement logique qu’il ne s’agisse pas du « chef » des méchants, qu’on apparente plutôt ici à un bureaucrate pusillanime.
Le mouvement incessant des protagonistes peut être assimilé à une perspective prolétaire sur la question de l’engagement physique à l’ouvrage, opposé au statisme des « patrons » (que représentent les leaders de la police, mais aussi le boss des criminels, Nito), qui économisent leurs mouvements, et qu’on retrouve souvent assis dans leurs bureaux. A contrario, les « hommes de main » que constituent Azuma et Kiyohiro sont des tâcherons infatigables. Ce dernier est d’ailleurs introduit en déplacement, alors qu’il s’approche du quai en auto, puis à pied, à la rencontre d’un dealer. C’est une autre force organisatrice de la mise en scène, tel qu’en témoigne ce travelling de grue fantastique, où on suit ses pas alors qu’il traque l’un de ses subalternes sur le toit d’un immeuble, jusqu’à l’acculer au rebord. Kiyohiro est un assassin chargé d’éliminer les membres rebelles de l’organisation de Nito, de les pousser jusqu’où il n’y a plus de mouvement possible. La traque acharnée que se dédient les deux hommes a donc toutes les allures d’une guerre stratégique dissimulée sous l’apparence d’une prise de bec macho. En effet, si les deux ennemis se retrouvent tour à tour debout devant leur vis-à-vis écrasé au sol, c’est tout autant pour exprimer leur ascendance virile que pour asseoir leur position dominante dans une sorte de hiérarchie de la mobilité, entendue comme un pouvoir d’agir. La mouvance devient presque synonyme de volition dans cet univers de croisés infatigables dédiés de façon passionnée à leur travail, de sorte que même les balles ne parviennent pas à les arrêter dans leur élan.
L’impératif de vitesse, qui caractérise le cinéma policier des années 1980-1990 est sublimé ici dans un art du mouvement dont la représentation statique ou élégamment orchestrée, au gré d’une bande sonore jazz qui rappelle le raffinement éthéré du film noir, permet au réalisateur d’envisager la violence avec une sorte de quiétude réflexive, et de la décrire comme l’expression chaotique d’une humanité débordante. Le mouvement, c’est aussi chez lui l’expression d’une efficacité au travail qui ne semble être l’apanage que des ouvriers, qu’on identifie comme les seuls vrais rouages mobiles d’une société bureaucratisée, à l’instar de tous les policiers rebelles et des hommes de main zélés qui prédatent Azuma et Kiyohiro, et dont c’est le sang et la sueur qui nourrissent le moulin du genre.
[1] Le jitsuroku eiga (film documenté) est un sous-genre du film de yakuza apparu dans les années 1970 où la représentation réaliste de gangsters impitoyables s’oppose à la représentation romantique des gangsters idéalisés du ninkyo eiga (film de chevalerie), issu de la tradition du film de samouraï.
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