« Reality itself is a gap that isn’t consistent or complete. Since reality is incomplete we make films to be able to make reality complete in different ways. » [1] — Isiah Medina
Sorti en 2015, le documentaire expérimental 88:88 du cinéaste winnipegois Isiah Medina a beaucoup circulé dans les festivals internationaux à l’époque, récoltant à la fois incrédulité et bénédiction, rejets et adulations. Il faut dire que c’est un curieux objet cinématographique, relativement difficile d’accès comme beaucoup de films expérimentaux, tant du point de vue de sa compréhension intellectuelle et émotive que de sa simple disponibilité physique au-delà des événements qui l’ont accueilli dans sa forme originale de diffusion. Par exemple, le film a été à peine présenté en salles au Québec. C’est d’ailleurs une chose que le cinéaste avait lui-même parfaitement comprise et dont il avait parlé avec Vivian Belik de la revue canadienne POV Magazine, consacrée au cinéma documentaire, affirmant : « I think it should be free. It deals with questions of philosophy and how we’re going to conduct better ways of living. I think people who will want to see the film the most, like the younger generation, I’d really like to have them be able to watch it for free. » [2] Dans un geste de démocratisation de l’accès au cinéma, le film a donc été déposé en ligne, à la disposition du grand public, sur le site YouTube, en juillet 2016, où il a récolté plus de 42 000 vues au cours des 7 dernières années.
Alliant philosophie, mathématiques, cinéma, art, réflexion et commentaire sociopolitique, 88:88 doit être abordé différemment de tout cinéma narratif et linéaire, en s’ouvrant complètement, en se laissant imprégner par les images et les sons. On a parlé de stream of consciousness à propos de 88:88, mais le film ressemblerait plutôt en fait à une sorte de scratch vidéo comme activée par une télécommande en folie ou un cerveau qui tilte. Le résultat pourrait d’abord paraître brouillon, une suite sans queue ni tête d’images et de bruits déconnectés les uns des autres, mais plus le film avance, plus il devient clair qu’il s’agit au contraire d’un assemblage précis, réfléchi, dont la supposée désorganisation est volontaire pour déstabiliser, provoquer, remettre en question, forcer à l’attention et à la concentration.
S’il a choisi la voie expérimentale pour parler de pauvreté, d’inégalité et de marginalité, c’est qu’il s’agissait pour Medina de la façon la plus libre et la plus juste de rendre compte de sa vie et celle de ses ami·e·s. C’est une approche qui lui donnait carte blanche pour proposer à la fois une réflexion et un constat sur son monde et la place que celui-ci occupe non pas au sein d’une certaine société contemporaine, mais plutôt en marge de celle-ci. C’est le langage de Godard qu’il a choisi, celui des premiers jours avec ses plans très « Nouvelle Vague » sur des couples dans des lits dénudés contre des murs blancs, mais aussi, et surtout, celui des derniers jours, d’Adieu au langage (2014) et du Livre d’image (2018), dans la facture, la texture et l’organisation narrative, avec son amalgame savant de mots précis et d’images symboliques ou contrapuntiques. Langage parlé, langage réfléchi, langage cinématographique. Il en reste, forcément, un cosmos d’impressions parlantes, signifiantes.
Par cette bande sonore faite de citations du philosophe Alain Badiou narrées comme s’il s’agissait de secrets, de chuchotements glissés en filigrane en dessous de témoignages sentis racontés avec passion, d’éclats de voix, de respirations et de hurlements, de bruits naturels et fabriqués, de passages musicaux allant du hip-hop underground à Satie, 88:88 crée un assemblage de référents culturels aux antipodes les uns des autres, parcourus de frissons d’émotion doublés d’intuitions éclairant les images souvent diamétralement opposées aux sons qui les accompagnent. Tant la bande sonore est un enchevêtrement de moments qui s’entrechoquent, tant le montage visuel épouse lui aussi en lui-même cette approche par collision des idées et des perceptions, tant la juxtaposition sonore/visuelle amplifie ce jeu des secousses sismiques cinématographiques.
Le décalage du langage employé — passages très littéraires, très écrits vs conversations parlées dans une langue loin d’être châtiée — accentue aussi ce déboulement de chocs constants, accolés les uns contre les autres. La quasi-absence de sons diégétiques crée un décalage important entre les images et la bande sonore qui semble s’empresser de les camoufler ou de les escamoter derrière d’autres bruits distrayants. Assurant une présence presque continuelle à l’arrière-plan, les voix chuchotées intercalées, chevauchées, superposées laissent une impression de bruit blanc comme celui des appareils électroniques brisés ou de la rumeur des villes. Seraient-elles les voix que l’un des protagonistes affirme entendre, ses démons qui planent au-dessus du film ? Et que dire de ces interruptions abruptes, comme si le son était coupé par une erreur de manipulation, une coupure de courant ou un bris d’équipement, qui laissent place à des silences complètement vides, si imposants dans leur absence totale de bruit de fond, comme si toute présence vivante avait soudainement été évacuée du film ?
[Isiah Medina]
Visuellement, Medina construit une toile de répétitions progressives — gestes, objets, situations. S’enchaînent et reviennent livres et pages ouvertes, cellulaires, cigarettes et fumée de cigarette, rues de banlieues peu nanties et commerces paumés, intérieurs sobres, encombrés ou délabrés, petits attroupements de personnes discutant ou jouant à l’extérieur, couples dans des lits ou des salons dénudés, tout cela ponctué d’incursions vertes incongrues, d’arbres ou de campagnes qui respirent. Par ailleurs, l’omniprésence des cellulaires ne peut être fortuite. D’abord, bien sûr, parce qu’ils témoignent simplement de la réalité documentaire des protagonistes et de la culture de l’image que Medina aborde ici. Mais ces téléphones intelligents apparaissent aussi faire symboliquement le pont entre l’univers visuel et l’univers sonore du film, appareils de connexion tant au monde extérieur qu’au monde intime à titre de dispositifs de passage conversationnel, mais aussi appareils de commémoration par leur capacité moderne à pouvoir capter ou même filmer des images.
Medina a recours à de nombreux symboles tout au long de son film. Qu’ils soient discrets comme ces silhouettes humaines sur des sols fissurés, présences humaines si effacées de la société courante qu’on n’en distingue que les ombres furtives contre des surfaces en manque d’entretien, dépérissantes. Ou encore qu’ils soient criants comme ce panneau publicitaire géant de McDonald’s annonçant des burgers à 1,99 $, un prix jugé abordable pour tout le monde, mais qui n’empêche pas deux des protagonistes de devoir quand même s’en séparer un seul entre eux. Dans la dernière partie du film, un personnage menotté, mains derrière le dos, déambule dans des places publiques vides, le long de gratte-ciel rutilants mais impersonnels d’un quartier des affaires. La voix off parle de manquer de liberté. Des images de la bande déroulante des actions boursières se superposent à une mosaïque d’images autres. L’alternance en apparence aléatoire du jour et de la nuit, de l’été et de l’hiver, de références montréalaises et winnipegoises, dans un bric-à-brac de montage fébrile évoque la déconnexion de ces gens avec la normalité des conventions linéaires et routinières.
En fin de compte, c’est dans cet alliage inattendu du son et des images que 88:88 exprime les contrastes et paradoxes du monde qu’il met en lumière. Comme dans ce long dialogue central monté sur des images de personnes souriantes en interaction avec des enfants, mais se déroulant en fait entre deux protagonistes complètement désabusés par leur condition de laissés-pour-compte. Passant de la colère et de la frustration au découragement, ces voix rageuses brisées par le chagrin, qui détonnent tant avec les bambins joyeux et insouciants, laissent une marque bouleversante sur le récit. La finale du film crée aussi un effet de paradoxe allégorique, avec cet enchaînement répété de bruits percussifs qui évoquent une version synthétique de coup de feu, non naturel, monté sur l’image d’un arbre aux feuilles jaunes comme de l’or.
88:88 propose une expérience cinématographique dans laquelle il faut se laisser porter, par laquelle il faut se laisser pénétrer, de laquelle il n’est possible de tirer que des bribes de sens. Ultimement, même en plein jour, 88:88 cherche à capter l’indicible en s’intéressant à ce qui se passe dans l’ombre, dans les interstices.
[1] Vivian Belik, « Isiah Medina’s ‘88:88’ », POV Magazine (2 février 2016), (https://povmagazine.com/review-8888/).
[2] Ibid.
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