DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Serre moi fort (2021)
Mathieu Amalric

Étreintes brisées

Par Louise Bertin

Dans la maison encore endormie, une femme s’agite, s’habille et se prépare à partir. Elle essaye de ne pas réveiller son mari et ses enfants, comme si elle voulait filer en douce, en prenant le minimum avec elle. Librement adapté de la pièce de théâtre Je reviens de loin de Claudine Galea, le huitième long métrage de Mathieu Amalric en tant que réalisateur, Serre moi fort (2021), nous plonge dans la vie et l’imaginaire de Clarisse, personnage énigmatique et bouleversant, magistralement interprété par Vicky Krieps. Elle vit dans une grande maison avec un jardin et un portail rouillé, est mariée avec Marc (superbe Arieh Worthalter) et mère de deux enfants, Paul et Lucie. Où part-elle et pourquoi ? Il est trop tôt pour le dire, et la moindre réponse définitive serait trop simple. Les scènes se suivent dans une narration où présent, passé et fantasme d’un futur se confondent: les enfants ne sont plus là mais ils grandissent, la famille n’existe plus mais la vie semble pourtant continuer. C’est elle qui est partie mais c’est eux qui ont disparu. Un trouble apparaît: de quoi les images que nous voyons sont-elles les conséquences? Il ne faudra pas s’attendre ici à l’enchainement pseudo logique d’un scénario linéaire, mais bien à l’exploration d’un imaginaire en deuil, celui de Clarisse, comme une mise en abyme de la fiction elle-même: à défaut de pouvoir vivre sa vie avec ses enfants et son mari, le personnage va l’imaginer. Il n’est pas facile de raconter l’histoire de Serre moi fort sans en dire trop ou sans briser la magie de ses énigmes. Pendant un peu plus d’une heure et demie, le·a spectateur·rice effectue, en même temps que le personnage, le travail de reconstitution d’un réel impossible, un puzzle imaginaire et cinématographique.

Lorsqu’elle monte dans sa voiture, Clarisse semble résolue et perdue, déterminée mais ne sachant pas où aller. Le film entier sera à l’image de cet état flottant, déboussolant dans son apparente instabilité, mais où la fragilité ne cède jamais à l’imprécision: Mathieu Amalric fait le pari d’un déploiement sensoriel, où chaque image, à la fois sombre et douce, nous percute. Le son joue ici un rôle tout particulier, avec des chevauchements de la musique d’une scène à l’autre, d’un monde à l’autre, comme pour lier ce qui a été brisé. Il est parfois difficile de distinguer ce qui relève du flash-back, du souvenir et du fantasme: accompagné des notes de Rachmaninov, Debussy ou Beethoven, le récit s’affranchit de la chronologie conventionnelle et nous emporte, sans jamais nous perdre pour autant. Nous voilà envelopé·e·s dans le bruit de sa respiration. Le souffle de Clarisse devient le nôtre et emplit l’espace vide laissé par le drame de la disparition. Le montage particulièrement réussi de François Gédigier fait se succéder les scènes comme autant de strates de vies possibles, où rien n’est vrai ou faux, puisqu’il ne s’agit pas tant ici de dire une vérité que d’imaginer des possibles. 

Hantée par la disparition de sa famille, la protagoniste refuse leur absence et se fait le fantôme de la vie qu’elle leur invente. Les yeux fermés, elle projette un dialogue avec Marc, qui serait dans la cuisine avec les enfants et qui entendrait sa voix, répondant tout haut à l’imagination de sa femme, dans un mouvement de télépathie bouleversant. Le jeu pudique de Vicky Krieps nous plonge dans l’abîme d’un deuil qu’elle refuse de faire, car il équivaudrait à accepter l’inacceptable, frôlant ainsi la folie : elle rêve sa fille pianiste en une jeune Martha Argerich aux cheveux blancs qu’elle encourage sans faille, jusqu’à l’obsession. Dans une grande fuite en avant, au volant de sa voiture ou dans sa tête, disparaître devient la seule façon de survivre. Dans ces scènes de vies fantasmées devenues le centre de l’attention, c’est elle qui a disparu, qui est partie. La voix de sa fille résonne dans la maison vide : « T’as foutu le camp d’accord, mais t’es où ? ». Serre moi fort nous raconte ainsi deux disparitions en parallèle, deux histoires d’absence comme deux faces d’une même pièce: pour rendre supportable la perte, il faut, semble-t-il, soi-même se volatiliser, et s’imaginer la vie des mort·e·s. 

Si le film peut paraître complexe ou cérébral dans son dispositif, il instaure au contraire un rapport presque ludique avec celui ou celle qui le regarde : derrière l’immensité du chagrin se joue une quête de sens et de réponse. Souvent déchirant, ce jeu nous fait vite abandonner toute velléité de rationalisation de l’intrigue ou de recherche de réponses catégoriques, pour nous placer du côté de l’intuition, de l’exploration labyrinthique de la psychologie du personnage. Sur la première image du film, on voit Clarisse assise sur un lit, jouant au jeu des images identiques en retournant des Polaroïds pour essayer de créer des paires. Frustrée de ne pas y parvenir, elle s’accroche et répète en boucle, comme un mantra pour ne pas perdre espoir : « On recommence. » Nous voilà nous aussi pris·e·s au jeu, non pas encore une fois pour y trouver une résolution, mais embarqué·e·s dans un road trip exploratoire, dont la destination reste énigmatique. Mathieu Amalric parsème par ailleurs son film d’indices et de références qui disent subtilement l’absence et l’ancrent dans un réel qui peut sembler insaisissable pour le·a spectateur·rice, tant les frontières entre fiction, fantasmes et réalité sont brouillées. Sur la table de chevet de Lucie est par exemple posé le roman d’aventures de Daniel Defoe Robinson Crusoé, et les rares indications temporelles du film désignent le vendredi comme le jour où tout a basculé. Nous assistons ici aussi à un voyage inconnu et sans fin, où chaque étape est un recommencement, et nous donne un peu plus le vertige. 

Vu au Metrograph New York dans le cadre de la rétrospective « The Invisible Threads of Vicky Krieps », Serre moi fort explore les fils de la psyché confrontée à un deuil indicible. Interrogée sur le caractère potentiellement opaque et déroutant du film, l’actrice luxembourgeoise nous appelle au lâcher-prise, non sous la forme d’une passivité, mais telle une invitation à laisser se déployer nos émotions. Pendant la rencontre à l'issue de la projection, elle nous incite à « recevoir le film comme on lirait un poème ». Loin de l’exercice de style, la poésie d’Amalric est du côté de la mort et de la folie, mais surtout des pouvoirs infinis de l’imagination.

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Critique publiée le 1er décembre 2023.