Je me souviens d’avoir vu le court métrage de Donschen à la Semaine de la critique dans un programme intitulé « Collapsing Distance », que complétait le troublant Faith (2019) de Valentina Pedicini. Chacun de ces deux films nous propose une incursion dans un espace balisé, où un groupe d’individus semble vivre indépendamment de la société, selon des principes désespérément élusifs dans des lieux désespérément disjoints, dont seule la distance (cette distance qui s’effrite) aurait pu nous révéler la nature exacte. Tel que le suggère le nom du programme, les deux réalisatrices oblitèrent en effet toute distanciation physique avec leurs sujets, et empêchent ce faisant tout potentiel de synthèse, tout recul sur leur matériau de travail, préférant nous catapulter in media res au cœur des mondes à l’étude, évoquant leur atmosphère spécifique par addition d’impressions passagères. L’ésotérisme des deux œuvres s’avère plutôt pénible pour l’esprit cartésien, mais il est peut-être plus représentatif de la vie elle-même puisque celle-ci est intrinsèquement vide de sens, et ce malgré les règles et les doctrines qu’on lui superpose. Cela n’équivaut pas à dire qu’Entire Days Together n’est pas un film stimulant, ou même amusant, puisque sa mise en scène est en fait très ludique, proposant un vaste terrain de jeu scopique aux spectateur·ice·s avides d’interroger les mécanismes de subjectivation et d’objectivation au cinéma.
Le film se déroule à la fin du printemps, dans ce qui ressemble à une école spécialisée pour adolescent·e·s handicapé·e·s, où la caméra capte des bribes microscopiques de l’existence quotidienne, évoquant presque une sorte de documentaire d’observation expérimental. À l’écran se succèdent des plans de vases à fleurs glissés sur la table, des plans de garçons traînés sur le sol par d’autres garçons hagards, des plans de pieds dans l’eau et de figures tapies derrière des troncs d’arbre, des plans de garçons à la machine à coudre, de jeunes filles lisant. Le film contient surtout des plans d’individus regardants et d’objets regardés, mais sans jamais de véritable contrechamp qui puisse lier les uns et les autres dans un rapport spéculaire spécifiquement défini — le contrechamp est un leurre chez Donschen, visant non pas à créer une équivalence narratologique entre le public et les personnages, mais à créer diverses potentialités symboliques (ici, une perversion de nos espérances, là un flux de conscience qui réunirait les étudiant·e·s sous l’égide d’une sorte d’appareillage perceptif commun). Le résultat est une étude intime de mécanismes humains décontextualisés, une analyse sur le pouvoir de la subjectivité d’élucider une réalité fragmentaire accessible seulement par le biais des sens, mais en même temps une étude pratique des mécanismes scopiques qui caractérisent le septième art, et qui viennent fixer l’horizon d’attente du spectateur dans le cinéma hollywoodien traditionnel.
Le matériau de base de l’œuvre cinématographique, le plan, est minutieusement déconstruit ici ; on en interroge la fonction et les limites, surtout les marges, mais aussi les agencements (grâce à un montage chirurgical qui multiplie les raccords fluides et surprenants) sous le regard joyeusement analytique de la réalisatrice. Dès le premier plan, on note la nature excentrique des cadrages, qui sont soigneusement décentrés afin de créer une perspective oblique, approximative, qui tronque sans cesse les corps et rappelle plutôt l’exercice d’un regard subjectif que le processus de description spatiale explicite et de mise en relation qui définit le cinéma narratif. À ce titre, le contenu de ce plan est aussi particulièrement éloquent : on y voit une professionnelle de la santé tirant les rideaux, puis fermant les stores d’une fenêtre, obscurcissant ainsi le cadre. Au lieu d’exposer le plan à la lumière, fidèlement au principe mécanique de projection qui constitue l’essence du cinéma ou au principe de dévoilement, qui, lui, constitue l’essence de la narration cinématographique, on décide plutôt d’obscurcir, de plonger le public dans le noir. L’exercice est encore plus probant lors d’un plan subséquent, où l’on voit un professeur activer le mécanisme de fermeture automatique des stores dans l’une des salles de classe. La caméra effectue alors un zoom out au rythme du mécanisme, révélant l’espace tranquillement, au fur et à mesure que cet espace s’obscurcit, jusqu’à ce que l’écran se trouve plongé dans l’obscurité totale. La réalisatrice frustre alors volontairement, d’une façon espiègle digne de son intelligence affûtée, tout notre désir de savoir, notre quête d’un plan d’ensemble qui puisse venir clairement établir les relations spatiales entre les personnages.
« Ferme les yeux », dit une docteure durant l’interstice ténébreux qui succède au premier plan. S’ensuit l’apparition d’un effet stroboscopique qui cherche à émuler le point de vue d’une jeune protagoniste épileptique soumise à des tests médicaux, préfigurant ainsi l’idée de perspective sensorielle qui caractérisera toute la mise en scène. Il s’agit en outre ici d’une configuration visant à introduire l’un de ces raccords créatifs dont le film est tissé. « Ouvre-les », dit la docteure, alors que le film coupe vers un plan où l’on regarde cette dernière de dos, scrutant la jeune femme à travers un moniteur. C’est une sorte de faux raccord-regard, qui joint logiquement les deux vis-à-vis sans pourtant tenter d’émuler un rapport scopique organique. Or, ce type de faux contrechamps prolifère au cours du film, et il est source de moult surprises amusantes, dont plusieurs ponts imaginaires entre les personnages. On n’a qu’à penser aux deux coupes sur des actions interpersonnelles impliquant la jeune fille en chaise roulante, qui se penche pour mieux laisser la jeune épileptique humer le fumet d’une casserole et s’assoit sur une chaise comme pour assister au spectacle d’un jeune guitariste.
Toutes ces tactiques visent à explorer la logique d’inférence qui caractérise l’horizon d’attente spectatoriel et qui permet au cinéma de manipuler le public, incluant le fait que l’on puisse savoir sans voir (la mort du lapin notamment, que suggèrent le bruit de freinage et le glapissement sourd qu’on entend en hors champ, ainsi que le regard dépité de la protagoniste vers l’extérieur du cadre), mais aussi qu’on puisse induire des choses impossibles (l’idée qu’un des jeunes soit au volant de l’autobus). « Et qu’avez-vous vu ? » demande une professeure aux jeunes qui regardent un écran qui nous élude. « Il met la pomme sur sa tête. Le clown lui intime de prendre une bouchée. Il prend une bouchée. Puis il regarde la pomme avec la bouche grande ouverte. » On conclut alors, de par le piano de cinéma muet qui retentit sur la bande sonore, qu’il s’agit d’une comédie burlesque.
L’exploration du plan implique aussi l’exploration de ses marges, et, à ce titre, tout le discours du film repose sur une exploitation magistrale de l’espace hors champ, mais aussi de la profondeur de champ, qui à tout moment, semblent déborder de potentiel. Beaucoup de l’action se déroule par-delà les limites du cadre, là où se situent nombre de la majorité des personnages parlants, et en cela, chaque plan vide ressemble toujours à une invitation à y pénétrer. La profondeur de champ constitue elle aussi un espace de jeu, où les personnages apparaissent et disparaissent, derrière des arbres, des bâches ou des monticules, participant, à l’instar des personnages, à un grande partie de cache-cache orchestrée de main de maître.
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