DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Feuilles mortes, Les (2023)
Aki Kaurismäki

Nature morte

Par Anne Marie Piette

Le titre du présent film est une référence à la célèbre chanson de Jacques Prévert et Joseph Kosma — que l’on entend d’ailleurs au générique de fin dans une version en finlandais de Olavi Virta —, mais elle me semble avant toute chose le symbole plausible d’une vie silencieuse mais vaillante où les gestes du quotidien se mettent en branle par automatisme dans un cycle sans merci. Avec le temps et l’usure, ce mouvement devient si monotone qu’il se dispose en un tableau figé, comme une nature morte d’un tas de feuilles répandu au sol. Si tout bon film d’Aki Kaurismäki en vaut un autre et suit ce principe conceptuel de nature morte cherchant à se réveiller, Les feuilles mortes ne fait pas exception à la règle. Après Ombres au paradis (1986), Ariel (1988) et La fille aux allumettes (1990), le quatrième volet de sa trilogie du prolétariat — cherchez l’erreur dans ce qui devait être une plaisanterie, mais ne l’est finalement pas —, est une fois de plus porté par le social-réalisme indissociable de la filmographie du cinéaste finlandais. Il signe avec brio le scénario et la réalisation de cette comédie romantique. 

Certes, cette nouvelle tragi-comédie ne réinvente pas le pattern propre à Kaurismäki, mais on ne va pas s’en plaindre. Ses personnages, ses lieux, ses situations et ses actions — l'usine, la séance au cinéma, le séjour à l’hôpital et/ou en prison, le bar dansant/chantant, et l’appartement miteux — tout y est effectivement potentiellement interchangeable. Entre Nikander (Matti Pellonpää) dans Ombres au Paradis, ancien boucher maintenant éboueur, Taisto (Turo Pajala) dans Ariel, mineur puis criminel en fuite, et Holappa (Jussi Vatanen) dans le présent film, ouvrier, manutentionnaire, employé de fonderie, il n’y a qu’un (même) pas. D’Irmeli (Susanna Haavisto) bouchère dans Ariel, d'Ilona et Iris (Kati Outinen) dans Ombres au paradis et La Fille aux allumettes, et d'Ansa (Alma Pöysti) dans Les Feuilles mortes, employées de supermarché ou à la fabrique d'allumettes, il n’y a qu’un tango folingue. Mais l'intention n'est pas de dupliquer le matériel, il s’agit plutôt d'établir un lien narratif entre les propositions et de faire globalement évoluer les possibilités des protagonistes. Il est immuablement question de prolétaires très seul·e·s, dans de dures conditions de vie, de late bloomers, des adultes qui peinent à s’épanouir et le font tardivement. Des couples qui se forment (ou pas) assez tard dans la vie, nécessitant de la part de chacun des partenaires une bonne dose de courage qu’il n’a pas forcément en réserve ou qu’il devra décider de canaliser en se faisant violence d’une manière ou d’une autre (en arrêtant de boire ou en braquant une banque), car « il faut du courage pour tomber amoureux de quelqu’un quand on avance en âge» [1] tout comme il faut du courage pour se réinventer, c’est-à-dire se relever après chaque nouvel échec voire même simplement survivre en ce bas monde. 

Les Feuilles mortes se distingue des autres films de la trilogie/tétralogie par l’évolution de la résilience des personnages, qui agissent au final de façon plus posée et réfléchie. Kaurismäki a possiblement lui-même changé la façon dont il a souhaité développer ses personnages. On le voit, par rapport aux autres films, depuis la nature paisible du personnage de Ansa d’une part, et d’autre part par un dénouement plus mature dans le comportement de Holappa qui s’avère posséder plus de ressources intérieures que prévu. Ansa est toute aussi forte et résistante que les autres héroïnes kaurismäkiennes, mais elle semble animée d’une joie de vivre innée lui permettant de rester saine. Ne pas se laisser abattre et serrer les dents (ou empoisonner ses ennemis comme le faisait Iris dans La Fille aux allumettes) ne lui suffisent pas ou ne lui sera pas nécessaire, Ansa va assurément endurer les iniquités du travail comme ses personnages consœurs avant elle, mais elle pose une limite claire à ce qu’elle juge incompatible avec ses valeurs dans la sphère privée: Holappa boit sans vergogne, Ansa confie avoir perdu un père et un frère emportés par ce fléau tandis que sa mère n’a pas survécu à ces traumatismes. Elle prend ainsi son présent à bras-le-corps pour potentiellement dénouer son avenir et est intègre d’une manière différente, peut-être pas moins douloureuse, mais certainement plus radieuse que ses prédécesseures. Holappa, pour sa part, va vite rebondir et passer du côté des Alcooliques anonymes. Le spectateur a ensuite la liberté de trouver crédible ou non ses chances de succès à moyen ou long terme, mais seul l’avenir le dira et peu importe l’intention de changement est là. Bref, l’espoir est plus que jamais le sous-entendu de ce quatrième volet et l’entité du couple (réel ou convoité), donc la force de l’union, semble encore ce qui l’entretient de la façon la plus efficace. 

La distribution des rôles est toujours aussi bluffante de justesse. Dans Les Feuilles mortes aussi bien que dans le reste de la trilogie du prolétariat, les personnages et leurs interprètes aux traits quelque peu atypiques et fortement charismatiques se fondent parfaitement dans l’univers kaurismäkien, incarnant à tout instant avec gravité et humour l'essence d’un peuple finlandais typiquement mélancolique et taciturne, mais cautionnant sans relâche cet espoir de paix et de bonheur. Il s’agit d’un film où les personnages veillent (rebelote) les uns sur les autres dans une forme de résistance à l'isolement, une protestation contre la dureté d’un monde qui traite certains individus, qu'ils soient humains ou canins, comme des exclus de la société — le film met d’ailleurs une fois de plus en scène un chien, le célèbre toutou jadis errant du cinéaste, adopté au Portugal, pays où Kaurismäki vit depuis plusieurs années. 

Objet contemporain soucieux d’intégrer des mémoires dans l’histoire du cinéma, d’ouvrir des portes à l’empathie et l’humanisme — quand malheureusement, le monde semble en être de plus en plus dépourvu —, et de créer des ponts entre le présent et le passé, Kaurismäki a cette tendance à regarder en arrière plutôt que de se projeter en avant pour mieux composer avec le courant. Les Feuilles mortes est avant tout un objet intime ponctué de références et de convictions chères à son réalisateur afin de s’approprier, tout comme les personnages qui peuplent son monde intérieur, le moment présent. On remarque l’insert dogmatique de l’agression de la Russie en Ukraine, par le biais de bulletins de nouvelles récurrents à la radio, et via une direction photo (Timo Salminen) et artistique (Ville Grönroos) audacieuses abusant avec succès de teintes bleus et jaunes, allusion aux couleurs du drapeau ukrainien. Après avoir mis en images les événements de Tian'anmen en Chine dans La Fille aux allumettes, pour souligner de son point de vue à quel point le monde peut être cruel, Kaurismäki fait à présent allusion à cette guerre actuelle très meurtrière dont il ne souhaite pas cesser de parler et qu’il s’efforce résolument de faire entrer dans les annales. Rehausser la réalité via le romantisme et laisser le désespoir derrière la caméra, voilà un résumé charmant des Feuilles mortes — et de toute sa trilogie du prolétariat. Il fallait à Kaurismäki montrer une fois encore une histoire d’amour dans le monde d’aujourd’hui. Un monde similaire mais différent à celui des années 1980 ou 1990, avec ses atrocités, ses absurdités et ses banalités. Le ton du film est ainsi toujours aussi mélancolique, empreint de tristesse et paré de cette forme souveraine d’espérance.


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Alma Pöysti (Ansa) et Jussi Vatanen (Holappa) [Sputnik / Oy Bufo Ab / Pandora Film]

Fidèle à ses habitudes, Kaurismäki insère aussi dans Les Feuilles mortes, pour peu qu’on s’y attarde, quantité de clins d'œil et de références, à d’autres films de sa filmographie, à sa passion cinéphile ou à son goût pour la musique Schlager, le rock et le tango. Nous retrouvons sans surprise Sherwan Haji, qui jouait dans L’autre côté de l’espoir (2017), Kati Outinen, qui apparaissait dans le même film, mais aussi dans Ombres du Paradis et La fille aux allumettes, et encore il y a Matti Pellonpää, présent dans Ombres au Paradis et aussi dans Ariel. Le cinéaste aime s’entourer d’acteur·rice·s avec lesquel·le·s il a déjà travaillé dans le passé et il a d’ailleurs gardé en partie la même équipe technique qu’à ses débuts en 1983. 

Concernant son utilisation de la musique, il y a d’une part chez Kaurismäki une importance accordée aux prestations musicales lives, comme cette chanson interprétée en direct dans le film par le groupe finlandais Maustetytöt — et dont on pourrait traduire le titre du finnois par Né dans le chagrin et vêtu de déception —, qui est de la bombe. Les paroles correspondent en tous points à ce que peuvent vivre et ressentir les protagonistes: «Café moisi dans la poêle et la vaisselle par terre, la pluie lave la fenêtre donc je n'ai pas besoin de les nettoyer moi-même… Je t'aime bien mais je ne peux pas me supporter. Je n'ai pas besoin des autres, même si je ne sais pas pour toi. J'avoue, si je pars, je le fais seulement pour mon propre bien.» Comme si le refrain de leur vie léthargique et déprimante était d’abord partagé télépathiquement en silence puis chanté tel un hymne national. Cette performance nous rappelle à juste titre celle de Reijo Taipale, fameux chanteur pop finlandais, dans La Fille aux allumettes. D’autre part, la cohésion entre les paroles des chansons utilisées dans la trame musicale et la psyché immédiate des personnages est un autre procédé récurrent dans le travail de Kaurismäki, qui marque bien l’importance de la musique dans son potentiel rassembleur. L’amertume ressentie par des personnages qui ont tout donné pour être ensuite déçus, reste un sentiment fondamental dans chacun des films de sa trilogie; sentiment qui nous ramène, en écho familier, à la scène finale incontournable du même film de 1990 où le personnage d’Iris se fait arrêter par la police sur une chanson d’Olavi Virta, le même interprète avec lequel il conclut son présent opus.

Mêmement, on retrouve dans Les Feuilles mortes une autre constante du cinéma de son auteur, l’intégration de plusieurs allusions à des classiques du cinéma — allant de très évidentes à d’autres plus subtiles, de sous-entendus dialogués pour nous arracher un fou rire à des posters en arrière-plan. Parmi les plus importantes, il y a celle de The Dead Don't Die (Jim Jarmusch, 2019), film que les protagonistes monsieur Holappa, dont on ne connaîtra jamais le prénom (comme Nikander dans Ombres au Paradis) et Ansa verront au cinéma à titre de rendez-vous galant: l’amour en temps de survie, au cinéma comme dans la vie, dans la vie comme au cinéma, dans un procédé amusant de mise en abyme. Sans compter l’ami Charlie Chaplin, grand favori de Kaurismäki, à qui il rend hommage dans sa scène finale, en référence aux Temps modernes (1936). Sans oublier non plus une autre présence majeure, celle de Yasujirō Ozu, influence importante de Kaurismäki, et qui se trouve omniprésent dans sa filmographie, alors qu’il s’est inspiré des plans moyens fixes et des fameux champ-contrechamp du maître nippon — dans lesquels chacun des protagonistes fixe la caméra dans un rapport d’égalité frontal — Kaurismäki s’octroyant quelques libertés qui deviendront sa norme: demander aux acteurs de ne jamais regarder directement la caméra. Comme ça, entre les plans moyens et les gros plans fixes, les protagonistes de Kaurismäki font front à la caméra en détournant les yeux de cette dernière, élément qui deviendra l’un des composants d’une signature si singulière, incluant un mode de tournage sans réelles répétitions préalables avec une à deux prises par scène. 

Aki Kaurismäki, homme de peu de mots de même que ses films ont peu de dialogues et très peu de diversité dans les angles de caméra, confiait plus tôt cette année à Cannes qu’il prévoyait une tragédie pour son prochain film mettant en scène nul autre que le même casting d’acteurs que Les feuilles mortes. Après la tétralogie qui remplace la trilogie, ce n’est pas exactement une promesse de pentalogie, mais on a le droit d’y croire et d’espérer une autre réussite, de par la nature familière de ses projets. Sinistrement, il a déjà en ce moment la matière avec ce qui se passe à Gaza pour imaginer les bulletins de nouvelles de son prochain film…

 


[1] Conférence de presse du film, Cannes, 2023.

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Critique publiée le 21 octobre 2023.