DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Aren't You Happy? (2019)
Susanne Heinrich

Confessions d'une enfant du siècle

Par Louise Bertin

Dix ans après la publication de son roman Alors maintenant, nous sommes tous heureux, l’autrice et réalisatrice Susanne Heinrich poursuit son exploration du bonheur avec son premier film Das melancholische Mädchen (Aren’t you happy?). Comment s’épanouir dans une société où l’on aurait en théorie tout pour être heureux·ses, mais où tout s’effondre autour de soi ? Pour répondre à cette question, Heinrich convoque une femme mélancolique sans nom (interprétée par Marie Rathscheck) dans une ville anonyme, que nous suivrons au fil de 14 courts épisodes dans sa quête d’un toit pour la nuit. Drag queen, fêtard·e·s, amants réguliers ou hommes inconnus, les rencontres se multiplient, et elle trouve finalement presque toujours un lit pour dormir, mais n’y demeure jamais bien longtemps. Derrière cette errance et la recherche d'une maison se dessinent, au fil des vignettes et des échanges, la prise de conscience d’enjeux politiques et la volonté de rester perdue: et si c’était dans la perte qu’on se sentait le plus chez soi ? Si la tristesse n’était pas un échec personnel, mais le signe d’une déroute collective et systémique ? 

Analysant sa dépression comme une question politique, le personnage principal nous met en garde dès les premières images du film. Posant théâtralement devant un papier peint de plage paradisiaque, nue sous un faux manteau de fourrure, la cigarette à la main sous les cocotiers imprimés, elle affirme d’une voix blasée : « Je déteste les filles mélancoliques. » Elles ne font pas de bons personnages, pour la simple et bonne raison qu’elles ne font rien. Dans un film, il doit se passer quelque chose, or la narration souffre de leur inertie. On attend, indéfiniment, que quelque chose arrive, en vain. Elles parlent, fument et font l’amour, mais l’événement majeur, l’élément déclencheur de leur état, anxieux et déprimé, est déjà passé. Il n’y a plus rien à voir ou à espérer, rien ne changera, l’identification avec ces personnages est impossible, la catharsis encore plus. Le film sera à l’image de ce prologue initial, entre absurdité kitsch et ironie provocante. Il y a quelque chose de malin dans le récit des aventures et les questionnements existentiels de cette jeune femme, ne serait-ce que dans ce monologue annonciateur de la déception à venir : spectateur, spectatrice, n’attendez rien, avec la mélancolie on reste toujours sur sa faim. Souhaitant désamorcer d’emblée les critiques sur ses potentielles limites, Das melancholische Mädchen mène à la fois une réflexion sur les conditions du bonheur et sur sa mise en scène, dans une époque rongée par la tyrannie du développement personnel. Si les 14 vignettes se révèlent malheureusement inégales, le film parvient à nous intriguer par la lucidité de son personnage et le charme de ses images. 

Dans un style volontairement artificiel, version bon marché et « do it yourself » d’une esthétique à la Wes Anderson, défilent toiles tendues et intérieurs symétriques en carton-pâte aux couleurs pastel, dans lesquels s’insèrent les personnages, comme autant de figurines qu’on place dans un décor pour illustrer les thèmes de chaque nouveau chapitre (maternité, féminisme, amour, sexualité, consumérisme…). On y croisera de jeunes mères qui célèbrent religieusement leurs bébés dans un studio de yoga, un existentialiste abstinent amateur d’art et de Georges Bataille, ou encore un philosophe au chômage se décrivant lui-même comme un « pauvre type ». Leurs rares mouvements sont mécaniques, millimétrés, et les plans restent fixes : la moindre tentative ou occasion de vitalité est coupée, abandonnée, faisant écho au vide abyssal ressenti par le personnage principal et à son apparente indifférence au monde. Cette immobilité nous garde à distance, empêchant toute identification à ces personnages devenus des images sans profondeur ni émotions visibles. Le prologue initial disait-il donc vrai ? Le contraste entre cette forme plate et sans relief et le fond des réflexions philosophiques menées prête à sourire : si la profondeur de champ a disparu, celle des interrogations est bien présente.

Face aux autres qui lui répètent à tout bout de champ qu’elle est drôle, la jeune femme à la voix désabusée et au regard absent rétorque qu’elle ne blague jamais et qu’elle n’est pas ironique, mais cynique. La différence entre les deux ? Celles et ceux qui pratiquent l’ironie ne prennent rien au sérieux, alors que les cyniques sont des romantiques désillusionnés. Susanne Heinrich parvient, grâce à des dialogues comiques et bien écrits, à recréer des situations banales mais terriblement parlantes et lucides quant à cette désillusion. L’entrevue de la jeune fille avec un psy, au milieu du film, en est la preuve: elle n’est pas dupe, elle a conscience de ce qu’elle est ou de l’image qu’elle peut renvoyer, celle d’une jeune fille sans « vrai » problème, rongée par l’ennui et dont la seule tragédie est intérieure, symbole d’une génération cajolée mais perdue, sans idéaux politiques ni pragmatisme, à la fois mélancolique et trop gâtée. Interrogée sur sa capacité à s’épanouir individuellement dans cette société, elle répond, tel un robot dépourvu d’émotion: « Je ne sais même pas si je crois en l’individualité. Et je ne sais pas si j’ai envie d’être heureuse. » Confronté·e·s à ce mélange de détresse et d’humour, nous nous promenons dans l’intimité politique d’une femme d’aujourd’hui qui se bat tant bien que mal contre ce qu’elle est devenue, contre ce que la société a fait d’elle. 

Entre l’ambition de déconstruire les tourments des sociétés occidentales contemporaines et une économie de moyens manifeste, les 14 mésaventures de Das melancholische Mädchen sont autant de chapitres d’une fable postmoderne désenchantée, où l’aspect artificiel de la mise en scène répond au besoin criant de se recréer un monde à soi, aussi factice puisse-t-il être. Le film aurait gagné à moins enchaîner les situations pour limiter cet effet de catalogue, mais réussit toutefois à créer une chorégraphie délicate de la solitude et de la mécanique des corps dont les mouvements se répètent, comme un schéma dans lequel on se retrouve, malgré soi, bloqué·e·s. Susanne Heinrich semble vouloir nous montrer beaucoup de choses, sans parvenir totalement à les raconter, faisant plus de ces saynètes des opportunités de performance individuelle pour les acteur·rice·s qu’un tout homogène et pleinement convaincant. La vision blasée du personnage éponyme nous aurait-elle contaminés ?

 

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Critique publiée le 26 décembre 2023.