La plus récente fiction de Todd Haynes s’inspire d’un fait divers : Mary Kay Letourneau, femme de 34 ans, a fait les manchettes aux États-Unis dans les années 1990 pour avoir eu des relations sexuelles jugées scandaleuses avec un adolescent, avec qui elle aura deux enfants alors qu’elle était encore en détention. Un certain pan de la critique a sitôt comparé le film à un mélodrame digne de Douglas Sirk, mais l’expérience de visionnement de May December n’a pas grand-chose à voir avec l’exaltation que peut ressentir le spectateur devant un chef d’œuvre comme All That Heaven Allows (1955), qui présente lui aussi une protagoniste aux comportements jugés immoraux — une veuve amourachée d’un pépiniériste de quinze ans son cadet. Sans tenir compte du fait que le mélodrame hollywoodien n’est ni la seule inspiration ni la plus flagrante de May December, un drame plus maniéré et espiègle que réellement vif et sentimental. Le réalisateur a ouvertement songé [1] à Mike Nichols, Ingmar Bergman, John Schlesinger ou encore Alfred Hitchcock comme influences plus ou moins majeures du film, allant de la simple gestuelle empruntée à l’affiliation totale. Haynes a fait preuve, dans le cadre de ce projet, d’une réelle obsession pour la musique de Michel Legrand dans The Go-Between (Joseph Losey, 1971) — la trame musicale occupe d’ailleurs une place prépondérante et volontairement envahissante au sein du film, qui a carrément été découpé scène par scène en fonction de celle-ci — et c’est définitivement ce dernier titre qui hante la proposition.
May December repose sur trois personnages centraux, mais Haynes s’évertue à mettre en contraste et en lumière et à souligner ostentatoirement la beauté de ses deux protagonistes féminines (et les actrices qui les interprètent, la quarantaine et la soixantaine radieuses, statement de Haynes en faveur des actrices « vieillissantes » d’Hollywood) qui se présentent initialement aux antipodes l’une de l’autre : la première faisant profil bas à la suite d’anciens scandales, la seconde au sommet de sa carrière, l’une blonde et l’autre brune. Il y a Gracie (Julianne Moore, bien enracinée dans son personnage), une femme ayant goûté au pénitencier vingt ans plus tôt pour avoir vécue une histoire d’amour adultère avec un adolescent de treize ans, qui est désormais son mari Joe (Charles Melton, catalyseur de ses dames) et le père de ses plus jeunes enfants. Puis il y a Elizabeth (Natalie Portman), une célèbre comédienne devant interpréter le rôle de Gracie dans son prochain film. En visite dans la sulfureuse famille, prête à s’infiltrer partout et sans scrupules pour investiguer sur son futur personnage, l’actrice imite Gracie jusqu’à s’y confondre, visant une performance réaliste, projet qui aboutit sur un cul-de-sac puisqu’en conclusion elle ne la comprend fondamentalement pas.
Moore et Portman se veulent tour à tour lumineuses et ténébreuses, jouant de clairs obscurs psychologiques qui n'échappent pas à un certain cliché fantasmagorique de la blonde/brune, saine/malsaine, amnésique ou ici ayant un passé obscur, alors qu’elles nous apparaissent tour à tour plus équilibrée puis perverse l’une que l’autre, dans une démonstration pertinente mais néanmoins faite de lieux communs. C’est ici que les bases d’un mélodrame deviennent thriller psychologique, que le tandem imaginé par Haynes cherche à nous rappeler l’univers bergmanien ou encore lynchéen, mais au-delà de cette intention et cette dynamique bien définies, ces caractères féminins ne s’imprègnent pas de façon durable, contrairement à ce qu’accomplissent des films comme Persona (1966) ou encore Mulholland Drive (2001). Avec le personnage de Portman, Haynes se plaît à tenter désespérément de bouleverser les attentes du public, mais les malices d’Elizabeth provoquent l’ennui, bien que nous ayons souhaité fortement la suivre dans son sillage.
On observe puis ressent plus ou moins consciemment, tout au long du film, l’intention globale de distanciation de Haynes [2], déjà présente dès l’écriture scénaristique (Samy Burch), qui travaille l’éloignement entre les personnages à travers leurs interactions et l’étrange impassibilité de leurs dialogues (parfois cocasses). L’usage d’une caméra subjective permet quant à elle de nous rapprocher de chaque protagoniste tout en les cloisonnant dans leurs perceptions distinctes, ce qui vient d’autant plus dissocier leur relation et semer le doute chez le public. Même si le film nous décroche quelques sourires, ceci contribue à minimiser notre adhésion envers l’histoire et ses personnages, pour qui nous développons au final peu d’intérêt. Recherché par Haynes, ce recul, censé laisser une latitude au spectateur afin qu’il détermine ce qu’il doit comprendre ou penser de la situation, s’avère assez tôt insatisfaisant. C’est à son tour le spectateur qui, par effet miroir, ne parvient pas à être interpellé au-delà du simple divertissement. Un peu comme avec un fait divers, comme celui à l’origine du film, dont on se soucierait momentanément pour l’oublier aussitôt.
La photo signée Christopher Blauvelt (First Cow, Kelly Reichardt, 2019) est une belle réussite, elle exprime à travers la froideur et l’éloignement général une volonté d’accessibilité, en plus de rappeler le théâtre avec son minimalisme formel et ses longs plans soutenus. On peut remarquer notamment le grain de peau des actrices dont on semble avoir peu trafiqué l’apparence. Le tout donne une cohérence à la théâtralité assumée de l’œuvre (à laquelle la musique contribue grandement par son excès) et souhaite rapprocher le spectateur du cadre, afin que ce dernier accepte d’y jouer un rôle actif. Bien que le résultat soit mitigé, la photo contribue à donner de la force à la proposition de Haynes.
S’il avait le sujet parfait pour raconter notre époque avec ce qu’il faut d’extravagance et cette prise sur le réel lui conférant une valeur politique, le film nous abandonne en cours de route après avoir dévié de sa trajectoire, ses protagonistes devenus les satellites de l’histoire. C’est ainsi que nous quittons à notre tour les personnages et l’univers aux désirs parfois sombres et vulgaires de May December sans y laisser de plumes. Si c’était à refaire, je préférerais presque revoir Kung-fu Master! (Agnès Varda, 1988).
[1] Todd Haynes & Jeremy O. Harris, « May December and the Complexity of Desire », NYFF61 (octobre 2023),
https://youtu.be/5B3BjQKjc_E?si=B6HC1u-b6mGfLDuF
[2] Ibid.
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