À celles et ceux qui oseraient croire que la fin du monde sera spectaculaire, une destruction à grande échelle qui porterait dans sa violence la promesse, aussi faible soit-elle, d’un renouveau, à celles et ceux qui attendraient une apocalypse libératrice, peut-être parce qu’on leur a trop répété qu’il nous est aujourd’hui plus facile d’imaginer la fin du monde qu’une alternative au capitalisme, à toutes ces personnes, Radu Jude répond qu’il vaut mieux ne pas placer nos attentes trop hautes, car le monde est déjà en train de s’éteindre, lentement mais inexorablement, et nous participons tous et toutes, sans trop nous en rendre compte, à notre propre annihilation, dans un processus étiré, alangui, mais au résultat tout aussi certain que celui d’une pluie d’armes nucléaires.
Cynique ? À n’en point douter, mais ce serait réducteur d’en rester là devant une œuvre aussi foisonnante, parfois ennuyante et répétitive, plus souvent brillante et jouissive. La majorité du récit tourne autour d’une assistante de production, Angela (Ilinca Manolache), accumulant les heures supplémentaires alors qu’elle parcourt les routes de la Roumanie, en voiture, pour aller recruter des employé·e·s estropié·e·s dans l’exercice de leur fonction, qui accepteraient de participer à une vidéo corporative sur l’importance de la sécurité au travail. S’il y a une fin du monde, elle est là, dans l’idée que moyennant quelques sous, nous sommes prêt·e·s à accepter la responsabilité de notre condition plutôt que de nous retourner contre nos patrons, et nous travaillons même vaillamment, jusqu’à y consacrer seize heures par jour, pour redorer et protéger l’image des corporations qui nous exploitent. Encore une fois : cynique ? Certes, mais il ne s’agit pas ici d’accuser ni de ridiculiser les prolétaires, envers qui le film maintient une sympathie évidente, l’anecdote permet plutôt d’allégoriser avec lucidité le fonctionnement du capitalisme tardif, et comment il est difficile de s’en extirper (la famille qui accepte de participer à la vidéo n’aurait pas les moyens de dire non à l’offre qu’on leur fait).
Ce récit, tourné dans un 16 mm granuleux en noir et blanc, dialogue avec un film roumain de 1981, Angela Moves On (Lucian Bratu), tourné en 35 mm couleur, dans lequel nous suivons le quotidien d’une chauffeuse de taxi interprétée par Dorina Lazar. Constamment nous revenons vers des images de cette Angela sous le régime de Ceaușescu, circulant dans les rues de Bucarest à l’instar de la Angela de 2023, Jude établissant ainsi une comparaison à plusieurs niveaux, entre le rythme plus lent et paresseux du communisme et celui rapide et excessif du capitalisme moderne, entre hier et aujourd’hui, entre ce qui est dorénavant possible de représenter et ce qui ne pouvait pas l’être sous la dictature. Il s’amuse en outre à brouiller les frontières alors que sa protagoniste rencontre celle de Lazar, qui devient ainsi un personnage intégré à la fiction, dans un geste qui interroge ce passé cinématographique (notamment à coup de ralentis et d’agrandissements portant notre attention sur des détails) tout en l’intégrant à sa propre matière.
À cela le cinéaste rajoute un troisième type d’image, alors que notre protagoniste, qui peine à trouver le temps pour dormir, pour manger, pour rencontrer sa mère ou son amant, bref à avoir une vie en dehors du travail, tente de décompresser en faisant des TikTok : utilisant un filtre du visage d’Andrew Tate, Angela se défoule à coups de commentaires outrancièrement misogynes, violents, racistes, pro-Poutine. Do Not Expect... alterne ainsi entre ces trois esthétiques, un dispositif surprenant et intrigant dans les premières minutes, mais qui finit par s’épuiser à force de répétition. Aussi jubilatoire soit Angela dans sa caricature de la pire masculinité, le film ne gagne rien à y revenir aussi souvent (les amateurs de TikTok diront peut-être que cela fait partie du jeu), de même que les innombrables scènes de voitures prises dans le trafic deviennent lourdes à force d’appuyer la métaphore (le monde moderne est pris dans un cul-de-sac, vous voyez). Sur près de deux heures, l’alternance entre les trois types d’images devient prévisible, mais le tout est heureusement ponctué de digressions et de détours, incluant des promoteurs immobiliers voulant déplacer un cimetière et l’apparition on ne peut plus improbable du cinéaste Uwe Boll dans son propre rôle, ce qui donne à l’ensemble les allures d’un joyeux fourre-tout, demeurant toutefois remarquablement cohérent dans ses enjeux thématiques, qui se resserrent autour de notre rapport aux images.
En témoigne la dernière partie, une énième rupture stylistique qui condense l’entièreté du film par une idée aussi simple qu’éloquente : un plan fixe, en numérique, d’une quarantaine de minutes, présentant de façon ininterrompue le tournage de la vidéo sur la sécurité au travail. C’est là que Jude se fait le plus incisif, et où le dialogue avec Angela Moves On prend tout son sens, dans la manière de montrer qu’il n’y a peut-être plus, aujourd’hui, de censure comme au temps de la dictature, mais qu’il y en a encore une qui opère différemment, ou du moins que le pouvoir, qui s’est déplacé d’un gouvernement totalitaire vers des corporations tentaculaires, peut exercer différemment (et plus pernicieusement) son contrôle sur les discours. En même temps, en nous montrant le matériel brut, la nudité des écrans verts avant qu’ils ne soient retouchés, l’image n’est pas sans évoquer les filtres numériques comme ceux utilisés par Angela : dans les deux cas Jude souligne les possibilités de manipulation offertes par le numérique.
Les TikTok d’Angela se rapprochent alors implicitement de la démarche du cinéaste, par la réappropriation des outils servant à notre asservissement : à défaut de trouver une issue, cela permet de ventiler un peu, de trouver une forme d’émancipation par la caricature et le rire. Et c’est bien grâce à ce personnage, et en particulier à la performance formidable d’Ilinca Manolache, que le film peut trouver un centre moral, voir un modèle, malgré le cynisme ambiant. Elle tient tout le film dans les deux heures où elle est à l’écran, par sa lucidité incisive et sa vive énergie inépuisable, par la liberté qu’elle cultive, par sa capacité aussi à dialoguer, à entendre et se rapprocher sincèrement des employé·e·s handicapé·e·s qu’elle essaie de recruter, à circuler entre ceux-ci et leurs patrons à qui elle peut tenir tête. Dans un film faisant de la voiture un symbole de cette fin du monde au ralenti, non seulement pour les embouteillages (Godard étant cité à un moment, on ne peut que penser à la scène d’ouverture de Week-end [1967]), mais aussi pour ce moment où Jude arrête son film pour montrer les centaines de croix funèbres jonchant la route la plus mortelle de Roumanie, une autre image de notre propension à nous diriger sciemment vers notre propre mort (comme Angela l’explique, personne ne s’empêche d’utiliser cette route et personne n’essaie de régler le problème), les deux chauffeuses au prénom dénotant leur sainteté apparaissent comme celles qui détiennent les clés de notre survie, celles qui savent comment se mouvoir dans ce monde en perte.
Do Not Expect… a beau être d’un pessimisme infini, ennuyer par moments à force de répétition, se perdre parfois dans des facilités (le personnage de Nina Hoss, une descendante de Goethe qui non seulement ignore le génie littéraire associé à son nom mais travaille en plus à promouvoir les grandes entreprises), il y a au cœur de tout cela ces Angela, venant tempérer la satire acerbe de notre déchéance par une belle humanité et une indépendance émouvante.
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