DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Desvío de noche (2022)
Paul Chotel et Ariane Falardeau St-Amour

Histoires de la nuit

Par Louise Bertin

Violeta Martinez a disparu. Jeune patineuse artistique promise à tous les succès, elle s’est évaporée sans laisser de trace. Fascinée par ce mystère, une journaliste canadienne replonge dans ses souvenirs de l’investigation qu’elle a menée dans le village natal de Violeta, sur la côte Ouest du Mexique. Dépassant rapidement cette intrigue classique de la reporter-enquêtrice en terrain étranger, Desvío de noche se construit comme une variation en deux parties autour de la mémoire et des récits qui disent l’absence. Entre la jungle et l’océan Pacifique, les témoignages des habitant·e·s et la voix off de la journaliste se croisent dans une narration où la frontière entre le réel et la fiction se brouille. Ariane Falardeau St-Amour et Paul Chotel réussissent ce «détour de nuit » déroutant et délicat, et nous plongent dans une obscurité troublante.

Un vaste ciel étoilé nous attend : Desvio de noche se fera à l’image de ce premier plan, de cette nuit, tantôt sombre, tantôt éclairée, remplie de mystères. Celui de la disparition de Violeta Martinez, mais aussi de la noirceur des plans: sur certaines images, on distingue à peine les corps dans la pénombre. Puis les yeux s’habituent et apprivoisent l’opacité première, pour ensuite y plonger complètement, grâce à de subtils et lents zooms qui nous guident dans la nature. Accompagné·e·s par la voix off de la journaliste, interprétée par Marie Brassard, nous traversons cinquante nuances de nuit plus ou moins éclairée, par les phares d’une voiture, des clignotants, des lampadaires… Cette voix est grave et douce à la fois, comme ouatée. Elle nous enrobe pendant la première partie du film, où elle expose les faits, les origines de cette quête inachevée. Nous ne verrons jamais distinctement le corps de la reporter, mais nous accéderons à son regard, à ses souvenirs, par exemple grâce à des images d’archives de Violeta en tenue de patineuse, observées au travers d’une longue vue aux contours flous et noirs. Desvío de noche réussit avec finesse cette balade, en dehors des sentiers préconçus d’une pseudo objectivité journalistique comme d’une narration cinématographique univoque, pour laisser la place à tous les à-côtés, ce qu’on laisse normalement hors champ ou dans ses pensées.

Car si Ariane Falardeau St-Amour et Paul Chotel font de cette figure de reporter l’initiatrice de la recherche, celle-ci reste en périphérie, tant dans la mise en scène que dans la narration. Nous entendrons plusieurs voix au cours de ce détour de nuit, et même si celles-ci ne concernent pas toutes la disparition de Violeta, celle-ci n’est pas pour autant considérée comme un pur prétexte : elle initie le tournant, nous nous enfonçons dans la jungle en suivant l’énigme de son absence. Le sujet manquant nous guide. La caméra se déplace dans la forêt, doucement, et nous fait alterner entre l’instinct de guetter, de chercher irrémédiablement un signe ou de deviner une forme dans ce paysage saturé de verdure sombre, et l’envie de se laisser porter, de divaguer sans but. Accompagnée de la musique aux accents mystérieux et exotiques de Gabriel Chwojnik, qui ne fait qu’accentuer ce sentiment d’inquiétante étrangeté qui ne nous quittera pas, la caméra habite cet espace intermédiaire entre forêt et mer, village et ruines. L’image nous fait sentir, partout et à tout instant, l’absence de Violeta, qui demeure introuvable, mais elle laisse aussi la place à la vie qui suit son cours à l’école, au café ou à l’auberge pour touristes et surfeurs. La première partie du film voit se succéder les témoignages des habitant·e·s, celles et ceux qui ont connu la jeune fille ou qui en ont entendu parler. Il ne s’agit pas ici de rendre compte d’une enquête, mais de restituer des souvenirs, des impressions, dans ce qu’elles ont d’indicibles et de personnelles. Comment exprimer sa présence et faire éprouver l’absence des autres ? Desvío de noche y parvient en faisant le pari d’une énigme sensorielle, avec un travail particulièrement réussi sur le son: la voix off, les branches qui craquent sous les pas, les éclats de glace ou le bruit des moustiques nous entourent, nous enveloppent. Il y a dans le film quelque chose d’à la fois évanescent et cotonneux, un flou dans lequel on se blottit, malgré l’inquiétude. Nous côtoyons les fantômes qui ont un jour peuplé ce village, et même celles et ceux qui y sont toujours restent comme à distance : nous les observons à travers les branches de la forêt ou les grilles d’une maison. Nous voilà nous aussi tapi·e·s dans l’ombre. La nuit nous a absorbé·e·s.

Dans la seconde partie du film, le labyrinthe se resserre sur deux hommes, eux aussi habités par la disparition, et dont l’identité et les activités restent énigmatiques. Le virage advient définitivement avec eux: les plans s’élargissent et le silence s’impose. Ils semblent attendre quelqu’un·e ou quelque chose. Qui sont-ils? Le duo est habilement composé par Abdallah Touaïmia et Ricardo Flores Aguirre. Leurs corps occupent l’espace avec une fluidité étonnante et la force tranquille de ceux dont la lucidité n’affecte pas l’attente: «Elle ne reviendra pas, pas vrai?» Le détour, lieu de la marge, est ici placé au centre: la digression est érigée en motif principal, occupant l’écran comme l’esprit du spectateur. Jusqu’alors nous étaient données à voir les réminiscences de la journaliste, mais les mondes se fondent, à l’image de ce village où les frontières sont brouillées par l’omniprésence de la forêt. Le seuil a disparu dans un glissement. 

Le duo de réalisateur·rice résiste à la tentation de montrer pour mieux faire ressentir: si le film laisse entendre plusieurs voix, il endosse surtout une multitude de regards et de points de vue. Il n’en fallait pas moins pour saisir l’insaisissable, la quête dont on n’arrive jamais au bout, la poursuite d’une disparition sans trace ni indice. L’espace est ici composé de mots, ceux des mythes et légendes de ce village, ceux des témoignages, mais il est aussi empli de silence et de nuit. Au tout début du film, la voix d’un homme hors champ déplore la fin de l’obscurité: «La lumière est revenue. Nous étions mieux dans le noir». Lorsque le film s’achève, l’aube n’est pas encore arrivée. Se perdre dans la nuit n’a jamais semblé aussi judicieux.


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Critique publiée le 24 septembre 2023.