Féru de cinéma, fasciné par la culture populaire, le réalisateur suisse Alexandre O. Philippe est connu pour ses documentaires spécialisés en analyses et théories filmiques. On se souvient de son film 78/52 (2017), dans lequel Psycho (Hitchcock, 1960) faisait l’objet d’un examen scrupuleux, plan par plan, de sa scène de douche emblématique. Quatre-vingt-onze minutes à propos d’une scène qui en dure deux, une quasi-performance ! Cette fois, la passion dévorante que Philippe entretient au sujet de David Lynch — une obsession persistante depuis le visionnement de Lost Highway (1997) —, trouve moyen d’être canalisée en explorant l’influence majeure du film The Wizard of Oz (1939) de Victor Fleming sur l’œuvre globale de Lynch. Appuyé par des splits screens de plans analogues pour bâtir des ponts entre les deux microcosmes cinématographiques, et structuré en six chapitres attitrés à autant d’intervenants — critiques de cinéma et cinéastes américains, dont Amy Nicholson (Rolling Stone), Rodney Ascher (Room 237, 2012), le grand John Waters (Female Trouble, 1974), Karyn Kusama (Girlfight, 2000), Justin Benson et Aaron Moorhead (Spring, 2014), ainsi que David Lowery (A Ghost Story, 2017) —, Lynch/Oz décortique le lien spécial entre l’univers de Lynch et celui d’Oz. À sa façon, il parvient à garder les films de Lynch, tout comme le classique de Fleming, « vivants dans la conscience publique » [1].
Le propos du documentaire prend dès le départ son élan dans l’association entre The Wizard of Oz et les origines du film noir. On s’intéresse à son côté maléfique, souterrain, malgré la joie distillée au premier abord, similaire à la montée de la terreur dans le cinéma de Lynch. Si le classique de Fleming projette la jeune orpheline Dorothy dans le monde parallèle de Munchkinland, lui permettant de quitter momentanément une réalité difficile via le rêve, l’une des idées fixes que soulève Lynch/Oz est celle de trouver une façon de survivre à une réalité asphyxiante en s’en évadant. On nous rappelle notamment que Wild at Heart (1990), par sa structure narrative, ses archétypes, est le film de Lynch le plus consciencieusement relié à l’univers d’Oz. Le personnage de Lula (Laura Dern) tente d’y fuir les manigances meurtrières de sa propre mère, afin de vivre son amour au grand jour. Le parallèle avec Dorothy est particulièrement frappant lors de cette scène où, dans un geste désespéré, Lula cogne ses chaussures (rouges) l’une contre l’autre, pour se sortir d’un mauvais pas. Mais comme la logique propre à Lynch est cauchemardesque, la magie n’opère pas et Lula reste coincée dans cette situation misérable où ses tourments persistent.
Lynch/Oz cherche à adresser la part inconsciente de Wizard of Oz qui perdure dans toute la filmographie de Lynch — comme tatouée sur la rétine de ce dernier depuis un hypothétique premier visionnement remontant à sa tendre enfance. Le film démontre ainsi que, d’abord tirée de l’archétype qu’incarne Dorothy l’orpheline, l’héroïne lynchéenne s’avère désorientée, en perdition, en proie à un destin tragique qui va au-delà de la simple écriture de son personnage pour produire un effet réflexif, amalgamé à la figure de l’interprète de Dorothy, Judy Garland, l’enfant star qui a payé de sa santé mentale le poids de sa célébrité. Toujours selon le documentaire de Philippe, Lynch a répété le même film tout au long de sa carrière, dont l’intrigue générale est identique à celle de Wizard of Oz : rupture, déroute et désir d’un retour en arrière. Un schème bien résumé dans cette phrase célèbre du film de 1939 : « There is no place like home. »
Le documentaire expose quantité d’autres éléments spécifiques empruntés du classique de Fleming dans le cinéma de Lynch. D’une part les célèbres souliers couleur rubis de Dorothy qui se transforment chez Lynch en sulfureux talons aiguilles. En outre, la persistance de l’aura des entités maléfiques, dont la présence latente, perceptible en tout temps et même en plein jour, serait similaire à celle de la méchante sorcière de l’Ouest (Margaret Hamilton). Et que dire de son maquillage vert, dont le côté grotesque est omniprésent d’un film à l’autre de Lynch, dans une recherche empruntée à cette forme d’étrange épouvante qui se retrouve dans le personnage de Marietta (Diane Ladd), la mère de Lula se barbouillant le visage au rouge à lèvres dans une crise de démence, ou encore dans l’horrifiant homme mystérieux joué par Robert Blake (Lost Highway) sans compter le personnage de la clocharde (Bonnie Aarons) dans Mulholland Drive (2001). Lynch/Oz ne manque pas non plus de souligner le parallèle récurrent autour du prénom Dorothy, allant du personnage de Dorothy Vallens (Isabella Rossellini) dans Blue Velvet (1986), au « Judy stuff » de Fire Walk with me (1992) ; « Judy » renvoie à Judy Garland et cette phrase : « We're not going to talk about Judy at all », sort de la bouche de l’agent spécial du FBI Phillip Jeffries (David Bowie), habillé de chaussures rouges dans une scène devenue culte.
Modelé sur la perspective unique de chacun des intervenants du film produisant des variations sur un même thème, la structure narrative de Lynch/Oz se rallie à l’aspect fondamental de l’univers de Lynch sise dans sa dimension surréaliste et profondément subjective. Le documentaire est construit spécifiquement dans une logique d’analyse filmique et se maintient de la même façon dans une posture d’exception d’autant plus cocasse qu’elle espère à la fois préserver l’aura de mystère propre aux films du créateur de Twin Peaks tout en en proposant un examen de référence et d’inconscient. Si un peu de théorie a le pouvoir d’exciter la curiosité du spectateur, on sait aussi que trop de théorie peut en venir à occulter, voire à complexifier à outrance un film… Au risque de perdre au change dès lors qu’une œuvre, et surtout celle de Lynch, finit par s’éclaircir.
[1] Ryan Scott, « Interview with Lynch/OZ director Alexandre O. Philippe », The Blue Rose Magazine (6 juin 2023).
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