Aimer Wes Anderson, c’est admirer un style singulier qui se maintient dans un équilibre des plus périlleux entre l’expression sincère d’une mélancolie douloureuse et les efforts déployés pour la chasser sous de jolis plans parfaitement maîtrisés et des dispositifs réflexifs complexes. Aimer Wes Anderson, c’est voir son esthétique pour ce qu’elle est : une façade qui se prend elle-même comme sujet, qui s’expose dans son désir contradictoire de tout contrôler pour fuir une solitude difficile, mais plus confortable que les efforts requis pour vivre avec les autres, chez qui l’on cherche pourtant une reconnaissance.
Ne plus aimer Wes Anderson, c’est le voir à peu près comme ses détracteur·rice·s le décrivent, tel un esthète artificiel et vain, perdu dans son monde imaginaire sur lequel il peut exercer un contrôle tyrannique, déplaçant ses acteur·rice·s comme des poupées sur une scène méticuleusement découpée dans du carton coloré. C’est arriver à une sorte de point de rupture, un moment, dans un film ou un autre, où soudainement les couches de réflexivité et de détachement ironique sont devenues tellement épaisses que plus aucune émotion ne peut les traverser. J’ai atteint ce point avec The French Dispatch (2021), et maintenant Asteroid City le confirme : plus possible d’aimer Wes Anderson comme avant. Son cinéma demeure remarquable, audacieux, dans sa façon de créer une œuvre des plus personnelles, à l’abri de toutes tendances sauf la sienne, mais il y a aussi une nouvelle forme de froideur, ou de rigidité peut-être, derrière l’apparence pourtant ludique de l’ensemble.
Le dispositif d’Asteroid City apparait d’abord exaltant : une sorte de Close Encounters of the Third Kind (Steven Spielberg, 1977) campé dans Monument Valley, un mélange de western et de science-fiction de série B des années 1950, qui est en fait une pièce de théâtre improbable dont nous voyons aussi le processus de création, le film alternant entre les coulisses, la production (en noir et blanc, format d’image carré) et une représentation cinématographique de la pièce elle-même (en couleurs pastel, format cinémascope). Cette structure par emboîtements rappelle le récit dans le récit qui nous amenait toujours plus loin dans le passé dans The Grand Budapest Hotel (2014), dans les deux cas une manière de maintenir une distance par rapport à l’action principale et de mettre la nostalgie en avant-plan, dans une tension entre le loin et le proche qui a toujours été au cœur du cinéma d’Anderson. D’où l’importance du style, en ce qu’il est non seulement la marque d’une personnalité (loin d’une fioriture, il exprime qui l’on est), mais aussi une manière de créer et réfléchir l’écart, en même temps qu’il rapproche ou fait tenir ensemble ce qui tend pourtant à s’éloigner, se diviser. Mais là où auparavant ce style reflétait la tension existant entre les personnages principaux, entre des membres d’une famille qui devaient apprendre à vivre ensemble malgré leurs différends, il vient plutôt aujourd’hui s’insérer entre nous, spectateur·rice·s, et l’objet de la représentation filmique.
:: Jason Schwartzman et Scarlett Johansson [Focus Features / et al.]
Sur ce point, force est de reconnaître qu’Anderson est diablement habile à renouveler de film en film ce qui est déjà une forme des plus complexes, et qu’il le fait en outre avec un ludisme bienvenu en cette époque où la virtuosité technique est plus souvent synonyme de lourdeur démonstrative et d’un « sérieux » sentencieux. C’est pourquoi les premières minutes d’Asteroid City suscitent l’émerveillement et l’admiration, pendant que se déploie devant nous un énième dispositif formel ingénieux reprenant les thèmes andersoniens habituels, mais c’est pourquoi aussi, une fois que tout est mis en place, l’ennui se pointe rapidement. D’abord parce que le récit et ses personnages sont devenus accessoires et que tout repose désormais sur l’exercice de style, qui cesse de surprendre lorsque nous y sommes installés, ensuite parce que le drame ne peut jamais lever dans une telle mise en scène, trop préoccupée par elle-même pour encore faire vivre ses personnages ; seul l’humour (heureusement bien présent) peut survivre dans cette esthétique.
La différence essentielle entre le Anderson de 2023 et celui des Royal Tenenbaums (2001) repose ainsi dans l’abandon quasi complet de la densité psychologique au profit d’une entreprise de déconstruction d’une structure dramatique qui ne cesse de renvoyer à sa propre artificialité. En effet, le scénario d’Asteroid City s’articule autour du deuil d’un père (Jason Schwartzman) qui ne sait pas comment annoncer à ses enfants que leur mère est morte, un personnage on ne peut plus andersonien dans son obligation de faire face à une douleur, à une situation où il doit se comporter « en adulte » et confronter ses responsabilités envers les autres. La banlieue inusitée dans laquelle il se retrouve est à l’image de son isolement, autant parce qu’elle est perdue dans le désert que parce qu’elle est constituée, comme la maison des Tenenbaum ou le sous-marin de Life Aquatic (2004), d’espaces clos communiquant entre eux, que ce soit par des portes et des fenêtres ou par des mouvements de caméra et des cadrages traduisant visuellement cette cohabitation obligée ; tous se ressemblent et se rassemblent dans leur solitude, comme ici le père trouve réconfort auprès d’une femme, une actrice (Scarlett Johansson), avec qui il partage un semblable fond de détresse. Déjà il se crée une première distance puisque l’émotion, que les personnages ne savent pas comment exprimer, est entièrement prise en charge par une mise en scène qui carbure aux décalages ironiques. Cette histoire de deuil est aussi une pièce de théâtre dans le film, et le va-et-vient entre la représentation et ses coulisses vient répéter le sentiment d’incommunicabilité par une distanciation supplémentaire. L’art se nourrit de la vie, certes, mais les liens de l’un à l’autre deviennent tellement obliques qu’il ne reste plus qu’une forme témoignant de sa propre incapacité à dire la vie, à l’instar de ses personnages ; non plus une forme qui essaie malgré tout d’exprimer, qui fait tout pour rassembler les marginalités à l’intérieur d’un bric-à-brac vivant, mais une forme qui tourne en rond, dans une spirale qui s’éloigne toujours plus d’un centre de gravité émotionnel duquel on n’ose plus s’approcher.
[Focus Features / et al.]
Cela devient particulièrement évident par l’usage que fait Anderson de son casting des plus prestigieux : il n’y a aucune raison particulière pour que Matt Dillon tienne ici le rôle d’un garagiste, ou Steve Carrell celui d’un propriétaire de motel, leurs visages familiers ne faisant que remplir le décor, comme des ornementations agréables mais superflues. Même une star de l’envergure de Tom Hanks est réduite à porter une jolie moustache sympathique, et sa présence, nouvelle chez Anderson, n’apporte rien de plus, ne vient ni confronter le style de l’auteur ni le renouveler ; il n’y a, entre les deux artistes, aucune rencontre, aucun dialogue. Dans le cas de Johansson, cela est d’autant plus frappant que le rôle est parfait pour elle (une sorte de Marilyn Monroe épuisée par la violence des hommes), et en même temps absolument superficiel, le scénario flirtant avec une personnalité qu’il n’est pas capable de développer par lui-même (de manière assez gênante d’ailleurs, quand le ton devient si peu clair que le film semble vouloir rire de la protagoniste lorsqu’elle confie le lot de sévices qu’elle a subis). Autant Anderson apparait en général comme une anomalie dans le cinéma hollywoodien actuel, autant il utilise les stars de la même façon que Marvel : comme des entités étrangères à absorber dans une esthétique qui n’a rien à dire sur elles, et qui les vide ultimement de leur substance.
Il n’en a pas toujours été ainsi, mais plus Anderson s’éloigne de ses personnages (autrefois le cœur de son cinéma), plus les interprètes, nécessairement, deviennent accessoires — sauf quand iels apparaissent le temps d’un caméo humoristique. Ici, par exemple, Jeff Goldblum, fait une apparition éclair qui joue habilement sur son image, un clin d’œil de connivence qui n’est pas si différent de la manière dont sont utilisé·e·s Hanks ou Johansson, mais qui fonctionne mieux parce qu’il n’y a aucune prétention à en faire un protagoniste développé. Finalement, Asteroid City se résume bel et bien à une accumulation de gags superficiels, de flashs de mise en scène et de concepts, ce qui en fait un fourre-tout étonnant (même à l’intérieur de l’œuvre d’Anderson), mais qui laisse une impression de vide.
Il est sans doute possible de défendre les dernières œuvres d’Anderson en les présentant sous un jour plus expérimental, comme un geste réflexif qui met l’esthétique à l’avant-plan pour mieux l’examiner. Mais cette dimension autocritique a toujours été présente pour les spectateur·rice·s qui voulaient bien la voir, et le récit certes plus classique qui l’accompagnait servait de contrepoint nécessaire pour ne pas sombrer, à l’instar des protagonistes, dans une léthargie narcissique, dans la construction d’un monde artificiel servant à se protéger de la souffrance. Par contraste, le visionnement d’Asteroid City n’est pas sans émotion, mais celle-ci n’émerge plus d’une mélancolie exprimée par une œuvre dans laquelle nous avons envie de nous reconnaitre : elle vient plutôt de l’impossibilité même de se connecter au film, du fait qu’Anderson semble éminemment loin alors même que la surcharge visuelle rappelle constamment sa présence. Il ne reste, alors, que la tristesse de ne pas pouvoir être triste.
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