DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Showing Up (2022)
Kelly Reichardt

Les mains liées de la sculptrice

Par Thomas Filteau

Lizzy (Michelle Williams) ne cesse d’être dérangée, affichant une expression de déconvenue face à la multiplication d’événements hasardeux qui compliquent le travail nécessaire à la préparation de son vernissage, dans tout juste une semaine. Devant les sculptures à compléter se dressent les tracas, entre l’eau chaude en panne dans son appartement et son père hébergeant des ami·e·s qui, d’après Lizzy profitent de son hospitalité pour flâner sans vergogne sur le canapé en écoutant la télévision, tout incident se présente initialement comme la brèche justifiant la perte de contrôle, le moment du basculement qui gâcherait la journée de travail. Et lorsqu’au centre de la nuit Lizzy est brusquement réveillée par le bruit d’une agitation, qu’elle découvre son chat sur le plancher de sa salle de bain, accroupi près d’un pigeon blessé, elle n’hésite pas un instant avant de jeter l’oiseau par la fenêtre, chuchotant l’aveu d’une énième perturbation dont elle voudrait se départir, découpant le fil la liant à la bête, la faisant disparaître en un bref mouvement : « Go die somewhere else. »

La regrettée Lauren Berlant, dans son dernier ouvrage, On the Inconvenience of Other People, décrivait cette inconvenance titulaire comme « le sens affectif de la friction familière qu’implique être en relation. » [1] Davantage qu’un simple énervement misanthrope signalé par l’utopie d’un ermitage, le trouble de la coexistence apparaît chez Berlant autant sous la forme d’une menace que celle d’une force d’attraction. En tant que débalancement du confort, l’incertitude et l’angoisse de la rencontre se mêlent à la recherche d’un partage, à l’envie irrésistible d’être incommodé·e. C’est cette dynamique précisément qui se retrouve dans ce dernier film de Reichardt. Un moteur pousse au dérangement, vers un être-ensemble qui ne suit pas tant le scénario d’une union symbiotique, mais se présente plutôt comme le danger séducteur de la proximité qui vient à nous faire douter de nos fragiles équilibres.

Si Showing Up travaille ainsi à présenter sa protagoniste comme récalcitrante devant l’inattendu, c’est surtout par l’impression d’un contraste. Face à Lizzy et ses fragiles sculptures représentant des corps posant à la limite de l’équilibre se tient Jo (Hong Chau), personnage central occupant une multiplicité de rôles dans la vie de Lizzy : à la fois une ancienne camarade de classe, une voisine, la propriétaire de son logement, une artiste nettement plus célébrée qui organise la même semaine non pas une seule, mais deux expositions, et qui semble manipuler avec toute l’aise du monde les excuses qui l’aideraient à remettre à plus tard les réparations nécessaires dans l’appartement de la sculptrice. On nous présente Jo pour la première fois sous le regard de Lizzy, qui de son balcon observe sa voisine descendre de sa camionnette, y sortant un pneu qu’elle fait rouler sur le trottoir, joueuse, avant de le nouer à une corde et de l’attacher à la branche d’un arbre de sa cour arrière. Reichardt s’attarde ainsi longuement à la façon dont les corps interagissent avec les lieux qu’ils habitent, et à la façon, surtout, dont ces corps se tiennent lorsqu’ils travaillent à la création. Aux mouvements amples de Jo, à sa création d’espaces interactifs et à ses installations textiles expansives contraste la posture de Lizzy, penchée devant ses sculptures, s’excusant à l’une d’elles avant de lui décoller un bras. Tout le film se joue sur ces impressions comparatives, qui semblent apparaître même dans le regard froid de sa protagoniste, méprisant la jovialité et la pointe de narcissisme de Jo tout en semblant en être envieuse. Ce qui pour Lizzy apparaît comme un poids semble, chez sa voisine, instinctif, sans efforts. Le matin suivant l’attaque féline du pigeon apparaît une Jo sereine et sauveuse, tendant un chapeau dans lequel est déposé l’oiseau blessé. Il s’agira pour la protagoniste d’un double embarras, d’abord parce qu’on lui demandera de s’occuper elle aussi de l’animal, mais surtout parce que la discordance de leurs réflexes signale la tendance pour Lizzy d’expulser les présences indésirables, puis la facilité avec laquelle Jo navigue le hasard et semble en tout lieu chez soi.


:: André 3000 (Eric) et Hong Chau (Jo) [A24]

C’est cette même tension qui apparaît dans le corps figé, recourbé, de Williams, dans ses regards distants ou ses yeux cernés, dans sa quasi-hostilité sans concession. Autour de cette attitude se noue le refus d’un showing up, en tant que mouvement d’arrivée, un acte de présence pour les autres, généré par le désir de faire bonne figure ou de jouer la bonne entente. À l’Oregon College of Arts and Craft où elle travaille, et où sa mère est également sa patronne, Lizzy jure dans ce milieu où tou·te·s semblent composer une chorégraphie de relations harmonieuses. Il ne s’agira pourtant jamais d’outrepasser cette conduite sociale, à la manière d’un film d’apprentissage où Lizzy arriverait à la parole salvatrice, ni de concevoir sa protagoniste comme symbole d’un renversement subversif par un no-bullshit franc. Loin d’être un portrait de la marginalité, de l’étrangeté asociale qu’on associerait par réflexe à la posture de l’artiste et qui générerait sans doute nos bâillements répétés, Reichardt compose ici l’exploration amère d’une protagoniste qui s’efforce de rester droite devant la contingence des évènements quotidiens.

Mais ces impressions qui caractérisent la personnalité de Lizzy, sa capacité ou non à collaborer, à interagir, à se remettre en question, sont avant tout des remarques spéculatives. Elles naissent davantage d’un processus de décodage devant ses silences que de la répétition de sentiments exprimés de vive voix. C’est là que se découvre l’intérêt de Showing Up, en ce que le film oblige à suspendre les jugements faciles sur un milieu générant à répétition ce qui pourrait nous apparaître comme une sociabilité performative. Au vernissage de Lizzy, Reichardt s’attarde moins sur les échanges mondains que sur l’attention enthousiaste devant les sculptures. Alors, les frustrations de Lizzy s’avèrent développer autre chose qu’un récit du conflit. La fermeture sociale apparente de la sculptrice laisse place, par les figures qu’elle façonne, au signe d’une attention soignée sur les individus qui l’entourent. Cette sculpture-ci, ne représente-t-elle pas Jo, dans la posture même qu’elle prenait lorsqu’elle faisait rouler son pneu ? Si Wendy and Lucy (2008), le premier fruit des nombreuses collaborations entre Reichardt et Williams, apparaissait comme un récit progressif de la déliaison et du dénuement matériel, Showing Up se déploie comme son renversement. L’impression d’une solitude était trompeuse, et malgré la fragilité revêche du lien entre Lizzy et Jo, leur relation apparaît pourtant impérative, inconditionnelle, alors que Reichardt, depuis longtemps devenue une observatrice de l’amitié, délaisse la symbiose des personnages de First Cow (2019), pour la structurer autour d’une complémentarité sans harmonie.

 

 


[1] Lauren BerlantOn the Inconvenience of Other People (Durham : Duke University Press, 2022), 2.  

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Critique publiée le 11 mai 2023.