« Concevez maintenant, si vous voulez bien, que la pierre, tandis qu'elle continue de se mouvoir, pense et sache qu'elle fait effort, autant qu'elle peut, pour se mouvoir. »
— Spinoza, Lettre à Schüller
On retrouvait déjà dans le précédent long métrage de Mark Jenkin, Bait (2019), une étrangeté caractéristique dans son emprunt de routes créatives transversales. Le film se laissait percevoir comme un assemblage hétérogène, notamment par son tournage en 16 mm sans captation audio, qui s’asseyait sur une conception sonore entièrement développée en post-synchronisation. Entre le son et l’image se formaient des creux, et si une voix se faisait trop claire devant le décor côtier, on devinait sa construction en blocs agencés, formant d’une simple addition d’éléments distincts une vibration crédible, esthétiquement cohérente mais gardant toujours la trace d’un statut de simulation. On pouvait y déceler un processus frankensteinien où l’artifice temporel (l’image avant, le son plus tard) devenait la stratégie de composition d’une nouvelle organicité générée par la rencontre de ses parts inanimées. Le cinéma de Jenkin, loin de souhaiter capter ou reproduire un réel, découle de cette tactique formelle où la création s’anime directement par la multiplication d’éléments stationnaires, comme une impressionnante arithmétique vitaliste.
Avec Enys Men (en cornique : « île de pierre »), Jenkin nous apparaît à cet égard à la fois plus explicite et plus abstrait, se déliant des contraintes d’une narration classique au profit d’un film nettement plus expérimental où l’image est avant tout conçue comme un élément matériel et affectif. Conservant la même pratique formelle de séparation des environnements visuels et sonores, on y troque ici le noir et blanc austère du village côtier de Bait pour une hypersaturation colorée. S’attardant à l’isolement insulaire d’une protagoniste anonyme (Mary Woodvine) tâchée d’observer quotidiennement l’évolution de quelques rares fleurs poussant à la surface de l’île, le film peut apparaitre ainsi comme le versant anxiogène d’un Geographies of Solitude (Jacquelyn Mills, 2022), auquel se mêlerait les fièvres hallucinatoires d’un The Wicker Man (1973, Robin Hardy).
Elle se pare d’un imper rouge, trace chaque matin le même trajet routinier en s’accroupissant pour examiner la flore, puis lance une pierre dans un abysse menant à une mine en ruines — un creux profond qui déjà nous signale une première angoisse —avant de retourner dans la maison qui l’héberge, inscrire tous les jours sur les pages d’un cahier la même note : « No change. » C’est cette action minime, réduite à la marche, à la lecture ou à la communication succincte à l’aide d’un radio transmetteur, qui structure toute la narration, par une nette économie de gestes où chaque objet nous devient progressivement familier. Dans sa première partie, Enys Men compose habilement cet espace narratif restreint, concentré sur une chorégraphie limitée autour de la demeure délabrée. Le séjour de l’observatrice nous y semble d’emblée précaire, la maison étant à peine équipée pour sa résidente, et les usages répétés d’une génératrice au pétrole, ainsi que la préparation du thé dont la réserve s’amenuise, apparaissent comme tant de signaux de la fragilité d’une attente. On entretient l’espoir inquiet que quelqu’un, rapidement, doive bien passer sur l’île pour s’assurer du ravitaillement des ressources, et que la rencontre génère l’ouverture permettant un retour au réel pour la botaniste. Mais cette solitude initiale est peut-être trompeuse, alors qu’au centre de l’île, face à la maison et, semble-t-il, visible de toutes ses fenêtres, se dresse un rocher vertical qui se présente comme le catalyseur d’apparitions fantomatiques et développant progressivement une relation symbiotique entre la mémoire des rochers et celle du corps humain l’habitant.
Si le matériel publicitaire entoure Enys Men de l’aura terrifiante d’un folk horror, il serait moins juste de discuter d’une simple tombée dans la folie que de l’exploration d’un espace insulaire générant une possession réciproque. Alors que s’insinuent des présences spectrales (un marin, des mineurs, un prêtre, des enfants chantonnant des mélodies folkloriques ou une jeune fille coexistant dans la maison avec la botaniste), la source des revenants reste incertaine, et ceux-ci semblent tout autant générés des profondeurs historiques d’un lieu en ruine qui développerait le chuchotement de ses tragédies que du passé équivoque de la protagoniste. C’est dans ces ambivalences que Jenkin arrive à composer un rapport complexe à la spectralité, en développant l’espace d’un bouleversement temporel où les fantômes sont autant des éclats du futur que des versions passées d’un soi oublié, ou peut-être simplement des souffles angoissés naissant de la rencontre entre le mouvement des vagues et l’immobilité des rochers.
Deux pans se dessinent à ce récit de fantômes : d’abord cette forme de hantise bilatérale entre l’île et la protagoniste, dont l’histoire individuelle se mêle au folklore des Cornouailles ; puis une autre possession, plus ambiguë, qui s’instaure alors que naissent sur la surface des fleurs chaque jour étudiées un amas proliférant de lichen. Apparaissant d’abord sur un seul pétale, l’organisme contamine rapidement toutes les fleurs, puis les rochers, avant de surgir finalement à la surface de la peau de la botaniste, union progressive s’inscrivant dans une exploration fascinante du lien entre les lieux et les corps, et compliquant la distinction entre vivant et non-vivant, entre ce qui peut parler, hanter, et ce qui agirait comme le simple support de ces présences. L’inorganique se met à bouger, à s’animer, jusque dans une séquence où l’inquiétant amas rocheux se présente à la porte de la maisonnette. Devant ce bouleversement du regard où l’on ne peut plus facilement distinguer l’île elle-même des présences physiques ou symboliques qui l’habitent, que reste-t-il alors de la mission première, celle de l’observation scientifique dirigée, objective, face à ces fleurs que l’on ne devrait toucher ? Devant la seule injonction d’une non-intervention, une tentation pourtant émerge : tailler le plant, placer la fleur dans un verre d’eau, habiter la maison par l’introduction du dehors. Dernier geste travaillant encore le potentiel moment du basculement de ce qui vit à un statut d’ornement, la coupe reste pourtant ouverte à sa polysémie botanique et filmique. Et dans un habile champ-contrechamp final, la présence humaine se transforme elle-même en rocher stagnant, délaissant ainsi tout espoir d’une fuite. L’île, sur elle-même, se sera refermée.
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