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Creed III (2023)
Michael B. Jordan

Oser la vulnérabilité

Par Sylvain Lavallée

Quand, dans Rocky III (1982), Clubber Lang (Mr. T) apparait dans une foule à un événement public pour défier le personnage éponyme, il est présenté comme une menace féroce, immédiatement rangée du côté des « méchants » lorsqu’il lance des commentaires misogynes à propos d’Adrian. Si le personnage révèle l’embourgeoisement de Rocky, champion du monde depuis sa victoire contre Apollo Creed à la fin du film précédent, s’il apparait comme un double rappelant notre héros à ses origines modestes, sa pauvreté, au monde duquel il s’est extirpé grâce à la boxe, la pertinence de sa critique est aussitôt contrebalancée, amenuisée, par sa vilenie caricaturale. Mais Sylvester Stallone, devant comme derrière la caméra pour ce troisième volet, n’a jamais été un grand dramaturge, ses films, dans le cadre de cette franchise en particulier, trouvant leur force dans une utilisation ingénieuse du montage : mise en parallèle, contraste, opposition, le choc des images, leur dialogue, enrichissent et nuancent une écriture aussi subtile qu’un uppercut.

La franchise ayant toujours été des plus réflexives, un prétexte pour penser l’image de star de Stallone, il va de soi qu’aujourd’hui Michael B. Jordan en reprenne les rennes, à un moment où il s’est imposé parmi les grands du cinéma hollywoodien contemporain, en partie grâce au premier Creed (2015) de Ryan Coogler. Et il va de soi aussi que Creed III reprenne en partie la trame de Rocky III (un combattant vient confronter le confort nouveau de la star), poursuivant ainsi la conversation avec les premiers films, mais dans un scénariocalqué sur celui souvent dénigré de Rocky V (John G. Avildsen, 1990), où le boxeur retraité prend sous son aile un élève, Tommy Gunn, qui s’éloigne du droit chemin et devient l’ennemi. Ce dialogue avec le passé ne s’articule plus autour du montage (depuis Creed ils sont dépourvus de valeur eisensteinienne et ne fonctionnent que comme d’efficaces préambules à l’affrontement final), mais par des récits misant sur une teneur dramatique densifiée.

Jordan poursuit ainsi avec adresse le travail de Coogler, en introduisant Damien, personnage mixte entre Clubber Lang et Tommy Gunn, comme une figure tragique éminemment émouvante, interprétée avec intensité par un Jonathan Majors étonnant. Ami d’enfance d’Adonis Creed, sortant de prison après une longue sentence, son apparition trouble aussitôt notre héros en faisant remonter un sentiment de culpabilité longuement refoulé.  La première discussion entre les deux hommes, réunis autour d’un café alors que flottent entre eux des non-dits et un passé non-résolu les maintenant à distance, s’avère une petite merveille d’écriture et d’interprétation. Dans ces moments de tension, il devient évident que la personne derrière la caméra est elle-même actrice, tant l’attention portée sur les interprètes se fait aussi précise que dévouée. Et cela est des plus rafraichissants dans le contexte contemporain, car quelle autre série, qui en est rendu à son neuvième film, repose encore sur le drame, la construction des personnages, la performance de leurs interprètes, plutôt que sur de l’action spectaculaire ?

Évidemment, il s’agit d’un film de boxe, alors le spectacle est au rendez-vous. Là encore, Jordan poursuit la rigueur du travail de Coogler en transformant le ring en lieu symbolique où viennent se confronter les émotions, en mettant là aussi l’accent sur les acteurs, au point que dans le combat final le public disparait et il ne reste qu’un espace quasi abstrait où s’affrontent les deux hommes : la mise en scène est claire, il ne s’agit pas d’un simple match de boxe, mais de deux amis qui viennent régler leur conflit personnel, qui profitent de la scène pour épuiser la violence qui les habite. De même, les ralentis qui interrompent le flot du combat pour souligner certains détails, une esquive ou la chair qui tremble sous l’impact d’un coup, rappellent ce qu’enseigne Adonis : non pas la force brute, mais le contrôle, la précision.


:: (De gauche à droite) Michael B. Jordan, Tony Weeks et Jonathan Majors [MGM]

Il y a beaucoup à aimer et à célébrer dans ce Creed III, dans son portrait senti d’une masculinité vulnérable, mais quand la cloche sonne au bout du dernier round, une part de déception reste. En partie parce que le scénario avance des idées qui restent en suspens, notamment une discussion sur l’inutilité de la violence dans certaines circonstances, de l’importance de savoir échanger des mots plutôt que des coups, en partie aussi parce que les nuances se perdent au fil du récit, comme si Jordan craignait que l’on ne s’attache trop à Damien. Nous retrouvons alors une stratégie typique des productions Marvel, que l’acteur-cinéaste connait bien puisqu’il en a été lui-même victime dans Black Panther (Coogler, 2018) : donner au « méchant » des raisons valables d’être en colère, mais discréditer son discours ébranlant le statu quo en le faisant aller « trop loin ». C’est bien ce qui se produit ici avec Damien, diabolisé à mesure que le film avance, pour être bien sûr que, rendu au combat final, nous soyons fièrement et sans aucun doute derrière Adonis. Pour s’assurer, aussi, qu’il y ait bel et bien un combat final, car pendant un temps la posture de non-violence défendue par la femme du héros, Bianca (merveilleuse Tessa Thompson), apparait beaucoup plus sage que la colère de son mari, incapable de voir plus loin que ses blessures, et il est difficile de ne pas sentir une part de trahison envers le personnage quand elle change d’opinion subitement, sans que ce ne soit réellement justifié — mais il fallait bien laisser place à l’affrontement que nous sommes venus voir.

Ce manichéisme macho fait sans doute partie de l’ADN de ces films, mais il est dommage d’y retomber alors que l’on faisait mine de l’éviter. Rocky III ne prétendait jamais à une telle complexité émotive, mais étrangement Stallone s’y présentait dans une posture vulnérable plus ressentie. Malgré la caricature, Lang venait pousser la star dans ses retranchements, non par sa simple méchanceté, mais par ce qu’il représentait. Nous ne sentons jamais cela dans Creed III, comme si Jordan n'osait pas tout à fait s’engager dans l’autocritique, ce que semble d’ailleurs confirmer la manière grotesque, ampoulée, par laquelle il se filme glorieux et vainqueur, comme si les blessures, physiques et émotionnelles, s’effaçaient d’un coup. Même si l’épilogue tente de restaurer la balance, pendant un temps le film a perdu pied, il n’ose pas assumer le déséquilibre amené par la présence puissante de Jonathan Majors — qui, cela dit, demeure la grande révélation du film (il ne sort pas exactement de nulle part, mais il n’avait pas encore connu de rôle aussi prenant).

Creed III n’en demeure pas moins une anomalie dans le paysage hollywoodien actuel — on se demande si un tel film pourrait encore être produit et distribué à aussi grande échelle s’il n’y avait pas derrière lui huit autres films à succès. Et malgré les quelques bémols, il s’agit d’un divertissement certes imminemment prévisible, familier, mais il est fait avec sincérité et conviction, talent et dévouement, ce qui l’élève facilement au-dessus de la mêlée. Surtout que l’introduction de Damien, et le retour inévitable de Majors, nous promettent une suite que nous attendons déjà avec enthousiasme.

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Critique publiée le 21 mars 2023.