DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Cette maison (2022)
Miryam Charles

Des rêves aussi on conserve le souvenir

Par Thomas Filteau et Miriam Sbih

(Deux voix, ensemble. Parfois l’une d’elles ralentit, génère un délai :)

Pour réfléchir Cette maison, superbe film de Miryam Charles, le discours univoque nous semblait d’emblée peu fidèle à ses rêveries. C’est plutôt dans la reproduction d’un retour dialogique que s’installait instinctivement un espace à partir duquel divaguer. On peut imaginer cette rencontre comme une discussion partagée immédiatement à la sortie du cinéma ou, encore mieux, dans un appel téléphonique, après avoir assisté à deux projections différentes et où à partir de ces espaces disjoints se jouerait la tentative de recomposer le fil de ses échos affectifs.

Thomas Filteau : Comment commencer, alors que Cette maison explore avec tellement de délicatesse la question de l’origine, en optant pour la révision et la subversion du souvenir comme la source de l’invention ? Peut-être justement par-là : il ne se trouve aucun vide, aucune surface vierge sur laquelle écrire. Le film débute non pas par un écran noir, mais par le rappel d’une surface matérielle — la pellicule projetée, même sans image captée, accueille des parasites, des rayures, des frottements sur la bande-son.

Un autre point de départ, hors cadre, serait la mort, celle de Tessa, spectre inaugural que Charles remet en vie et pendant fictif d’une cousine réelle — mais le réel, justement, ici, est recouvert, toujours caché par le rêve et la fiction, ce par quoi on pense aussi fort que l’événement.

Miriam Sbih : Par où commencer, en effet… peut-être en nous prêtant nous aussi au jeu de la désorientation, là où les errements et les allers-retours diasporiques de Tessa et de sa mère Valeska posent peut-être moins la question de l’origine que celle de ses après-coups, de leurs possibles fabrications. Tu dis « aucune surface vide », mais j’ai plutôt eu l’impression que se logeaient dans cette image des étendues où se sont réinscrites la mémoire fragmentée et ses itérations imaginées. Après la perte il y a la trace, les souvenirs dispersés qui se revisitent, mais il y a aussi — et surtout — ce « et si », ce hors-champ où l’alliage expérimental conjugue la surface marquée et la spéculation.

T : Cette maison ? Quelle maison ? Les espaces du chez-soi se succèdent, entre Haïti, le Connecticut, le Québec, et forment simultanément, mais aussi sous le signe du souvenir ou du moment à venir, une triade nécessaire. Ce n’est pas une maison que l’on nomme mais des lieux successifs qui se fondent l’un dans l’autre, par la mémoire qui les prolonge.

M : Ce sont ces espaces à la fois organiques et contigus à la végétation luxuriante d’Haïti (tournée véritablement à Sainte-Lucie, restrictions pandémiques obligent), à la fois mis en scène et reconstitués dans un studio qui leur confèrent une plasticité théâtrale. Les maisons, oui, se succèdent, mais parfois même fusionnent entre elles. Elles corroborent cette litanie exprimée et réitérée par Tessa aux premiers soubresauts du film où est annoncé l’emménagement de « la possibilité d’un voyage fluide, dans le temps et dans l’espace. »  Cette maison est un non-lieu tissé par les (im)probables. 

T : La mort de Tessa pose déjà le chez-soi comme un espace d’intrusion. D’abord, la violence a l’apparence de l’intimité. On a retrouvé le corps de la jeune fille et tout d’abord on a pensé : « un suicide », mais on gratte, on regarde, et lorsqu’on prend conscience qu’il s’agit d’un meurtre, on remarque que la maison était moins étanche qu’on croyait. Puis lorsqu’elle est reconstituée en studio, son intérieur devient un jardin et les frontières sont inversées. Difficile de distinguer ce qui est en dedans, ce qui est en dehors. Puis surtout, comme tu le dis, le lieu devient organique, vivant, vécu. On aurait envie de proposer quelque chose comme « la maison se transporte d’un lieu à l’autre par son partage avec les autres. » Mais c’est aussi un espace douloureux, qui rappelle la perte répétée, la fragilité du domicile, son effacement continuel. 

M : J’aime que tu mentionnes cette fragilité du domicile, cette fragilité d’une demeure qui n’a rien de fixe ou matériel, en quelque sorte. Ces aménagements tremblotants du chez-soi, j’ai cru les reconnaître aussi dans le rapport au langage et aux syntagmes érigés en lieux communs. Dans leur répétition, ils nous font perdre le sens et nous rappellent au deuil qui trouble un rapport usuel et réconfortant avec les mots. « J’ai l’impression d’être déconnectée » : tour à tour, Tessa et Valeska verbalisent cet affect en le situant différemment. Les récurrences qui s’intervertissent et se partagent étourdissent le regard que l’on ne sait plus où diriger (mais doit-il vraiment pouvoir se poser ?). L’énoncé se permute, la relation dans son impossibilité sourde est révélée par un langage que les échos et fluctuations recluses épuisent. 

Je repense aussi avec beaucoup d’émotion à la magnifique scène où l’on surprend Valeska balbutier et avouer à sa fille qu’elle ne sait pas, qu’elle « dit les mots sans comprendre », honteuse dans son rapport au créole haïtien qui nécessairement s’est troué dans les déplacements diasporiques qu’ont provoqués les mouvements coloniaux. La langue des origines qui se rappelle à soi autant dans sa familiarité que dans son étrangeté prend la forme du spectre que le corps reconnaît et sait habiter, uniquement dans une incomplétude. Une élégie à la fois douce et sombre murmurée par la narration s’articule pourtant en créole et rappelle le désir de retourner à la maison. C’est une plainte qui hante et qui évoque ce que cette perte momentanée n’aura pas su faire désapprendre. Mais, il s’agit du désir de qui, vers quoi, vers où ? 

T: ​​Ce qui m’a quitté, ce que j’ai oublié, celles qu’on cherche encore, ceux qui sont morts: leurs absences prennent la forme de l’événement à venir. C’est par là que la disparition devient un entrebâillement vers l’espoir, un seuil qui annonce la possibilité de ce qui pourrait encore se produire.

M : Il y a une formulation que j’adore de Samuel R. Delany. Je pense que tu t’en souviens, il parle de l’écriture expérimentale, de la science-fiction comme devant être entendue à travers un dispositif qui l’envisage comme mettant en scène des choses qui ne se sont pas encore produites. Cet espace de « l’improduit », je le vois s’actualiser dans la mise en scène de Charles par l’incorporation mythifiée du passé, du présent, du futur.  Aucune cartographie des événements n’est possible, ni exclue : ce qui peut encore se produire n’est pas réservé au domaine du futur, mais est réfléchi dans toutes les aspérités qui font montre d’un temps non linéaire, surface plane où « il n’a jamais existé, ce temps. » 

T : L’« improduit » de Delany pointe aussi vers la possibilité de l’événement qui n’a pas eu lieu : on invente une histoire, et plutôt que d’en parler comme s’opposant au réel, on prétend qu’on lui permet d’exister. Par là, la distinction entre ce qui est avéré et ce qui est certainement faux se gomme. L’« improduit » n’est pas arrivé, mais il est là. On observe alors les effets de ce qui, pourtant, n’existe pas encore.

Quand je réfléchis à la maison, à la maison passée, elle m’apparaît aussi comme un espace de retour, souvent partiel. Je repasse dans les environs de la maison, et la familiarité se noue à l’évidence que la maison n’est plus la mienne, qu’une autre intimité y réside. « Cette maison », on dit, le doigt levé en parlant à celle qui est avec nous. « J’y habitais, elle a l’air plus petite que dans mon souvenir. » Ou bien : « C’est là qu’elle vivait, je me demande à quoi ressemble l’intérieur aujourd’hui. » 

M : On y retourne, mais on la quitte. On la laisse en plan, et on peut tout aussi bien ne jamais la re-connaître. Mes parents nous racontaient sans cesse à ma sœur et moi que notre premier appartement lorsque nous sommes arrivé·e·s dans la ville de Québec était couvert de tapis, aucune pièce ne faisant exception. La « maison pleine de tapis » a peuplé les récits et les mythes familiaux, sans que ma sœur ni moi ne puissions nous vanter d’en reconnaître réellement l’allure, les odeurs. Mais, il m’est souvent arrivé de la rêver. Si on peut revenir à la maison, qu’est-ce que cela implique que de la réfléchir comme ce qui n’a jamais vraiment existé ? 

T : La maison se distingue aussi dans la possibilité d’une désertion. Il y a la scène magistrale du référendum, avec l’enfant ennuyée, les adultes inquiets devant la télévision, puis soulagés lorsque l’emporte le « non ». Cette scène devient un clou dans l’engrenage d’une québécité blanche qui couvre l’évènement du seul voile du remords. Si l’on veut bien entendre répéter que c’est là que tout aurait mal tourné, c’est seulement par un travail d’aveuglement, puisqu’on s’inquiétait pourtant déjà. On avait préparé les bagages, au cas où.

M : J’ai aimé ce rappel ludique, ce moment pivot où le tout aurait mal tourné comme tu le dis est démantibulé pour révéler ces perspectives minorisées dans le mythos entourant un certain récit ethnonationaliste du Québec souverain… L’ambiance est feutrée, festive, le gâteau de Tatie Rhode (trop épicé au goût de Tessa) est servi : un autre déracinement, évité pour l’instant.

T : Quand j’étais enfant il y avait ce songe récurrent dans lequel je découvrais, chaque fois pour la première fois, que dans la cage d’escalier du bloc appartement se cachait une porte jusque-là restée secrète — derrière, une pièce énorme, où des scientifiques s’affairaient à créer des monstres silencieux qui le soir venu s’immisceraient dans ma chambre. J’avais trouvé une solution partielle : en revenant de l’école je fermais les yeux en montant dans l’escalier — si la porte était là au moins je garderais l’ignorance.

M : Tessa enlève ses chaussures et traverse la porte qui est là, mais qui ne donne nulle part. Déjà, sa présence est une spéculation vivante, qui invente et fait survivre ses relations, revisite les traces que sa mort a semées, les fait respirer ailleurs que dans l’affliction de la disparition, même si on ne cherche jamais à la cacher. Créer le ce qui aurait pu être. Dans « un corps d’adulte qui n’a jamais existé », Tessa et Valeska se rapprochent, se délient. L’impossible matériel du lien après la mort est frondé par cet espace si particulier, si vulnérable, où le refuge se sait temporaire. 

T : La fragilité du dispositif spéculatif apparaît dans ce que tu nommes comme une déliaison. Entre la mère et la fille, le visage d’une des deux arbore rapidement un air grave, attristé, qui prend momentanément la charge du rêve sur ses épaules. Cette tristesse qui prend conscience de l’illusion nous rappelle que dans ce cas, l’espace utopique du lien entre celle qui est morte et celle qui reste pourrait se briser en un moment, celui du réveil. Mais tout à la fois, des rêves aussi on conserve le souvenir.

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Critique publiée le 4 mars 2023.
 
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Miriam Sbih est doctorante en littérature comparée à l’Université de Montréal. Ses intérêts de recherche et personnels portent sur les croisements entre la pensée spéculative, les engagements affectifs et cognitifs que le geste de lecture suppose ainsi que les perspectives décoloniales. Elle essaie d’écrire le plus souvent possible, sans que sa pensée ne se décroche trop de ce qui l’avait en premier lieu poussée.