J’ai toujours trouvé lacunaires les adaptations de William Gibson au cinéma, de tous les romans cyberpunk en fait, dont on ne retire souvent qu’une esthétique superficielle, vaguement post-humaine, où la technologie futuriste est toujours représentée d’une manière excessivement naïve — on n’a qu’à penser aux interfaces électroniques de Johnny Mnemonic (Robert Longo, 1995)… J’ai toujours cru impossible la représentation à l’écran du délire cyberspatial qui conclue Neuromancer (1984). Jusqu’à aujourd’hui, où le transcendant et immense Notes from Eremocene est entré dans ma vie pour la transformer à jamais — mon corps est encore tremblant 45 minutes après la projection et il me semble certain que tous les films de la Berlinale me paraîtront désormais futiles en comparaison.
Face à cette œuvre incroyablement riche et singulière, lourdement hybridée, je ne peux que m’incliner devant la brillante réalisatrice expérimentale slovaque Viera Čákanyová, dont je suis maintenant le travail depuis quelques années et dont le parcours semble aujourd’hui atteindre son paroxysme dans la représentation si parfaitement immersive, si exquisément enivrante de l’interface informatique cyberpunk qu’elle nous propose ici. Comme dans son film précédent, White on White (2020), qui se déroule dans la solitude de l’Antarctique, l’autrice discute encore une fois avec une intelligence artificielle, mais au sein d’une diégèse qui s’apparente tout entière à une réalité virtuelle, où le monde physique craque de partout, où les paysages sont vectorisés, où l’organique côtoie de façon symbiotique le non-organique, où le naturel et le non-naturel deviennent presque indistinguables à l’égard d’une exploration métaphysique du devenir humain qui est d’une pertinence dévastatrice.
Pour moi, il n’y a rien qui emblématise mieux ici le processus de cybernétisation du réel que l’utilisation de la technique du datamoshing appliquée aux images argentiques tournées (puis numérisées) par la réalisatrice, processus qui implique simultanément une virtualisation de la mémoire humaine et une abstraction de la matière organique que constitue la pellicule cinématographique. En effet, ce n’est pas simplement une histoire factuelle, mais biologique du cinéma qu’on effectue ici, alors qu’on discute du pouvoir transformatif de la lumière sur les cristaux d’halogénure d’argent appliqués sur le nitrate de cellulose, mais dont l’organicité-même est corrompue par la puissance numérique. Le fait pour moi de voir des images photographiques d’une petite fille dont le mouvement si fluide, si humain laisse derrière lui des sillons pixellisés est à la fois fascinant et terrifiant, à l’instar de toute la quête qu’entreprend ici la version hypothétique future de l’autrice pour retrouver son « personnage original » et découvrir le sort funeste de l’humanité aux commandes d’une interface visuelle archi complexe dont le contenu métamorphique se déploie de façon incroyablement organique devant nos yeux (et nos oreilles ébahies par le retentissement sporadique du Higgs Boson Blues de Nick Cave).
Il est dur de décrire la nature de l’expérience qui s’offre à nous, comme il est dur de décrire la visite de Case dans le cyberespace à la fin de Neuromancer, tant son caractère exploratoire demeure abstrait, tant sa complexité discursive et sa densité textuelle nous abasourdissent. Disons simplement qu’il est question ici de la mémoire individuelle et collective de l’humanité, à travers les traces qu’elle a laissées derrière, et dont la virtualisation constitue la première étape de sa disparition au profit de l’intelligence artificielle, vastement supérieure, qu’elle a créée et qui, selon toute vraisemblance, finira par l’anéantir. Le résultat est une exploration simultanée de lieux virtuels et de lieux réels, au gré d’un flux de conscience assimilée à une forme de navigation informatique, une spéléologie du wetware pour ainsi dire. C’est envoûtant de part en part, tellement qu’on ne veut jamais en sortir, que c’est finalement le monde en dehors de la salle de cinéma qui semble irréel. Je regarde les véhicules qui roulent et les gens qui passent sur Karl-Marx-Straße, et je n’y crois pas ; je ne crois plus.
Constituant avant tout une expérience sensuelle et métaphysique, le film possède aussi une valeur didactique indéniable, notamment dans la rencontre de Satoshi Nakamoto, pseudonyme de l’inventeur du « virus » parasitaire qu’est le bitcoin et le premier de ce que le film nomme les « botomori people », soit les gens qui vivent en dehors du système, célébrant la mortalité humaine face à la promesse d’immortalité que laisse miroiter une technologie qui transcendera bientôt la religion comme réponse à l’anxiété de la finitude. Représentant le refus catégorique de l’interventionnisme machinique dans l’existence terrestre, Nakamoto constitue ainsi le pôle positif d’un discours analytique dont le cryptographe Ralph Merkle constitue le pendant négativiste. Les propos de Merkle, consignés en voix off, sont presque aussi fascinants que l’esthétique du film, évoquant dans des termes vastement abscons pour le néophyte, l’idée d’un arbre de données, qui vient virtualiser à l’écran l’images d’arbres réels devenus soudain obsolètes ; il nous parle en outre des règles inéluctables qui régissent les « blockchains », que la réalisatrice assimile aux règles inéluctables d’un état policier de plus en plus inflexible. Merkle nous met surtout en garde contre le principe de compétitivité qui détermine le vainqueur parmi les DAO (organisations autonomes décentralisées), et qui pourrait, à terme, faire régner un DAO qui n'a rien à faire des humains et qui, dans une perspective simplement mathématique, déciderait de s’en débarrasser. Adieu toute la mémoire accumulée depuis le paléolithique, adieu toutes les traces argentiques de notre existence, adieu les fesses des jolies « botomori » qui fréquentent la foire de la chair de Burning Man…
Eremocène (ou « âge de la solitude ») réfère à une période historique qui succède à l’anthropocène, et qui réfère à l’érosion de la biodiversité terrestre, laissant l’être humain seul et désemparé sur la montagne de cadavres héritée de son culte technologique insensé. Or, la solitude se fait sentir ici parfaitement dans la nature de l’œuvre de Čákanyová qui, comme toujours, se retrouve seule face à ses questionnements existentiels, seule avec la machine. La solitude se fait surtout ressentir dans le caractère évanescent de presque toutes les textures naturelles qui se profilent à l’écran, notamment les panoramas vectorisés qui concluent le film et sur lesquels on entend une sorte d’hymne serein, ésotérique, une ode à la végétation artificielle. Étrangement, le film constitue donc simultanément une expérience virtuelle mystique et une célébration du mysticisme évanescent de la réalité terrestre, dans un tout qui semble étrangement cohérent malgré les contradictions qu’il contient, cohérent sous le signe funeste de notre obsolescence planifiée…
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