Dans la nuit, emmitouflée dans son bonnet, elle pédale, l’air inquiet, sur son vélo frôlé par les voitures le long d’une route de campagne. Annie (Laure Calamy), se rend dans ce que l’on pense être au premier abord une librairie classique. Anxieuse, elle regarde autour d’elle, ne sachant à qui s’adresser. « Pour la permanence c’est au fond, derrière le rideau », lui dit une voix rassurante. Nous la suivons, à tâtons, vers le fond de la boutique et l’antenne locale du MLAC, Le Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception.
Déjà mère de deux enfants, elle est enceinte et souhaite avorter. Mais nous sommes en 1974, quelques mois avant la « Loi Veil » qui légalisera l’avortement en France. Pour l’instant, les femmes doivent se débrouiller, entre elles. Un an après L’événement, film percutant d’Audrey Diwan qui montrait « au couteau » l’expérience sensorielle de l’avortement dans la chair, la réalisatrice Blandine Lenoir livre ici un récit d’apprentissage au militantisme, l’histoire d’une découverte de soi. Si le film n’échappe pas à un certain didactisme formel, en formulant parfois trop méthodiquement ce qu'il souhaite démontrer, il offre toutefois le portrait généreux d’une époque et d’une femme, qui nous oblige à regarder dans les yeux un combat politique toujours actuel.
Accueillie par deux militantes, Hélène (Zita Hanrot) et Monique (Rosemary Standley), la peur de l’héroïne se dissipe petit à petit lorsqu’elles lui expliquent la procédure gratuite et la nouvelle méthode Karman, par aspiration, presque indolore. La caméra se pose longtemps sur le visage d’Annie, sidérée par l’apparente facilité de ce qui l’attend. Elle est comme éblouie par les mots des autres, elle qui s’exprime à peine et ne souhaite pas parler d’un avortement passé, qu’elle a dû faire seule avec les fameuses aiguilles à tricoter. Ici, l’acte est collectif et expliqué dans toutes ses étapes par des mots clairs, techniques mais simples. Le langage, notamment médical, n’est plus le monopole d’une minorité d’individus masculins : les femmes vont s’apprendre mutuellement. Cet apprentissage des mots s’inscrit dans celui plus large d’un rapport politique au monde : la lutte pour le droit des femmes à disposer de leur corps opère une transformation profonde chez l’héroïne, qui découvre avec effroi le nombre d’avortements pratiqués, et de femmes qui en meurent. D’un coup, Annie réalise l’ampleur de la catastrophe. Le combat pour le droit à l’avortement devient l’espace de la maïeutique, du questionnement et du dévoilement de vérités enfouies par la domination masculine.
Après À plein temps d’Éric Gravel (2022) et son personnage féminin toujours en train de courir, Laure Calamy interprète ici aussi, avec justesse, une héroïne en mouvement. On aurait tort de penser qu’Annie et ses camarades, certes figures de la lutte, ne sont pour autant que des personnages à dimension « sociale », illustratifs. Blandine Lenoir traduit cinématographiquement cette transformation grâce à une mise en scène attentive à chaque détail de la vie d’Annie, et à une interprétation percutante. Son corps change au contact des autres femmes et de la lutte. Au fur et à mesure que le temps passe, elle s’investit de plus en plus, apprend et se libère. La fin du film coïncide avec l’arrivée du printemps, et celle qui tremblait sur son vélo siffle maintenant en pédalant, les cheveux au vent. Le film réussit à montrer cette transformation à la fois progressive et radicale, caractéristique des luttes féministes : même si cela peut prendre du temps, l’accouchement des esprits est sans retour possible. La prise de conscience oblige également à ne pas se satisfaire d’un progrès certes notable, mais toujours perfectible. Dans sa dimension presque documentaire dans le traitement de l’histoire du MLAC, appuyé par des images d’archives télévisées, le film aborde ainsi la question de l’avenir du groupe une fois la loi Veil adoptée. Le savoir acquis par les femmes va-t-il leur être récupéré par les médecins et les hôpitaux ? Comment seront traitées les femmes là-bas dans ces institutions ? C’est pendant cette discussion que la transformation d’Annie se conscientise et s'affirme, de sa bouche : elle a peur de perdre le savoir, les connaissances, mais aussi « tout ce qu’[elles ont] gagné à être ensemble », la rigueur et le soin, car elle le sait maintenant que « c’est politique, la tendresse ».
Cette tendresse, c’est celle des femmes entre elles, non pas dans une logique d’essentialisation qui consisterait à dire qu’elles ont ça « en elles » ou que c’est dans leur « nature », mais bien celle qui s’exprime dans la solidarité de ce combat, la sororité. C’est d’ailleurs la mort, au début du film et à la suite d’un avortement, de sa voisine et amie qui déclenche chez Annie la volonté de s’investir dans la lutte. Elle qui pensait que « tous trucs politiques, c’est pas pour [elle] » se retrouve face à une vérité éminemment politique : ce n’est pas l’avortement en lui-même qui a tué son amie, mais le fait qu’elle ignorait l’existence de structures sécurisées et de la nouvelle méthode par aspiration — le manque d’information est mortel. Ce que le système patriarcal veut reléguer du côté de l’intime, du caché, de la chambre des faiseuses d’anges, n’est rien d’autre que l’événement politique ultime : celui face auquel on ne peut détourner les yeux, qui vous fait profondément réagir et sortir de vous même. Alors que l’avortement de sa voisine est resté complètement hors champ, celui du personnage principal est marqué par un croisement de regards : celui de la caméra, jamais surplombant, de la gynécologue qui fixe son objectif, mais surtout celui de Monique, convaincante et émouvante Rosemary Standley, qui accompagne Annie et lui tient la main. « Regarde-moi », lui répète-t-elle, entre deux couplets d’une chanson. Ici, les yeux de la femme qui vous regarde et vous rassure deviennent le refuge ultime. Là où la solitude tue, la sororité sauve et fait advenir la vie, celle d’un autre soi plus libre.
Le film réussit donc un traitement à la fois personnel et politique de la question des corps dans la lutte, qui dépasse la simple trajectoire individuelle, sans pour autant la mépriser. La galerie de personnages féminins aurait gagné à être plus subtilement mise en valeur, notamment par les échanges avec les seconds rôles masculins. Le médecin solidaire et le mari qui se sent abandonné par l’émancipation de sa femme ne sont pas inintéressants, mais pèchent par excès de didactisme dans un cas, et par manque de justesse dans l’autre. Ni l’écriture ni le jeu ne parviennent malheureusement à nous convaincre, mais on pardonne bien volontiers à Blandine Lenoir d’avoir créé des personnages féminins plus complexes et travaillés, tant le phénomène est peu répandu dans le cinéma.
Après Aurore en 2017 qui suivait une femme à l’orée de la cinquante et de la ménopause, la réalisatrice poursuit ici son exploration du corps féminin, en lutte pour sa réappropriation. Si Annie Colère peut parfois souffrir d’une faiblesse dans l’écriture des dialogues, le film a l’immense mérite de sa générosité, et réussit ainsi à nous émouvoir, mais surtout à nous faire garder les yeux grands ouverts.
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